Furtive est une performance musicale que Gwennaëlle Roulleau a créée en s’inspirant du roman de science-fiction Les Furtifs d’Alain Damasio. Les Furtifs sont des êtres qui naissent d’un frisson, surfent sur des vibrations et ont le pouvoir de se métamorphoser. De cette espèce mystérieuse, la seule chose que l’on connait est qu’ils s’expriment de façon sonore et sont finalement eux-mêmes des êtres musicaux. L’homme les traque, les furtifs se cachent, se dérobent, se transforment. La mutation est indispensable à la survie de leur espèce. Pour TK-21, Gwennaëlle Roulleau présente la démarche de ce solo créé au Festival de l’Eau à Saint-Nazaire en mai 2024. Voici l’interview réalisée par notre partenaire.
Martial Verdier. – Qu’est-ce qui vous a amenée à ce sujet ? Pourquoi l’avez-vous choisi ?
Gwenaëlle Roulleau. – La fulgurance de l’écriture sur l’approche de la chasse par l’écoute m’a fascinée. Elle a donné lieu à la description de tableaux sonores très inspirants. Cette capacité de mutation chez les furtifs a fait écho à quelque chose d’intime. Un espoir, une représentation de la vie, la nécessité de s’adapter bien sûr, mais plus que cela, la capacité à se transformer, à présenter telle facette, telle forme, tel état, telle dimension. En quelques phrases, cela a convoqué cette idée qui me porte, le fantasme de comprendre la manière dont nous sommes énergie, entre les particules, les corps, les rêves, les projections, les héritages, les synchronicités. Je pense que tout est relié, que tout est dans tout, et peut prendre des formes différentes. Que ce que l’on perçoit n’est qu’une histoire de révélateur, de filtre. Comme en photo. Le sujet, le regard, le contexte, le traitement. Comme en électroacoustique évidemment. J’aimerais être cette loupe, ce microphone, ce filtre capable de choisir sa bande de fréquences ou l’échelle de ce qu’il observe. J’aimerais comprendre comment se font les liens entre toutes ces dimensions. En attendant, je joue avec les sons, je les traite pour raconter, j’invente des dispositifs où je crée des relations, je choisis les fréquences pour tel effet physique sur nos corps humains, ou pour tel effet entre les objets sonores, j’improvise et je compose, je me fais doubler par ce qui se joue. À défaut d’avoir la conscience de toutes ces strates, c’est déjà une manière de les vivre. Ma pratique musicale part de la composition électroacoustique. Et par nécessité de l’instant présent et de dialogue avec d’autres performeurs, musiciens, mais aussi danseurs ou comédiens, et avec le public bien sûr, j’ai développé le jeu en temps réel. Même démarche, mêmes outils, de traitement de sources acoustiques, mais transposés de manière à être joués en temps réel. Cela a ouvert à l’heureux geste instrumental.
Comment vous y êtes-vous prise ?
Au début, j’étais dans une approche globale, une interaction entre des motifs (qui seraient les furtifs) et des environnements (des sons disons plutôt de second plan, voire de type drone). Au début, car j’ai commencé à travailler cette idée à travers différentes collaborations, avec Thierry Waziniak d’abord, puis avec Jean-Sébastien Mariage, et d’autres manières avec Anaïs Moreau ou Reinhold Friedl. Le solo est venu ensuite et m’a permis d’approfondir le travail. J’ai repris des passages du roman qui m’avaient marquée pour leur description de l’écoute et du sonore. Je les ai traduits en partitions, et cela a constitué des modes de jeu. Il y a par exemple la notion de partitions vibratoires, « des séquences rythmiques de vibrations » qui agissent en percussion sur les cellules et « impactent la partition des êtres vivants qu’elles traversent. Et modifient à terme leur constitution » ; il y a des descriptions de corps, comme les froufrous de papier, les insectes disproportionnés ou des pattes qui trottinent sur les murs ; des descriptions de jeu comme le sol qui vibre et qui restitue les pas, le rythme des furtifs et la syncope du traqueur, ou encore la polyphonie « rythmique des échanges […], des cris de matière, des petits pas, des appels, nappée du bois qui mute » ; sans oublier les rapports à l’espace, par les déplacements dans des milieux différents, l’écho, la résonance, ou encore les champs magnétiques. J’ai agencé ces modes de jeu comme des cartes, je me suis déroulé des histoires, des dramaturgies. Cette composition s’appuie sur des principes de jeu et des temporalités tout en ménageant des espaces d’improvisation. J’intègre aussi des modes aléatoires, afin de fabriquer avec la machine une altérité qui puisse provoquer des surprises et m’amener à jouer de manière plus vive. Voilà quelques outils qui me permettent dans cette performance de composer en temps réel un dialogue entre des surgissements, des êtricules ou objets sonores, et des paysages de sensations. Entre fugue et envol, ils se font écho, rebondissent, se dissimulent ou s’affirment, se composent ou se décomposent, ils se transforment en permanence. C’est extrêmement vivant !
J’ai choisi pour ce projet des sources de nature sonore différentes, afin de pouvoir passer d’un champ à un autre, d’étendre les relations entre ce en quoi les furtifs pourraient se transformer. Ainsi se mélangent des sources acoustiques, analogiques, électroniques, électromagnétiques et numériques. L’artisanat, la manipulation d’objets devant un micro, les nappes et les formes expressives du synthétiseur Arturia Mini brute 2, les motifs rythmiques brefs aux combinaisons surprenantes qu’offre le Enner, les harmoniques amples du Duofluctus, s’agencent et l’ensemble du dispositif est orchestré avec le logiciel Usine Hollyhock. De l’acoustique à l’électronique en passant par la manipulation électroacoustique, je mets en jeu des objets hybrides qui traversent les champs sonores, où l’un va impacter l’autre, le nourrir et le façonner. L’importance du rapport des furtifs aux espaces a imposé de créer une spatialité des sons. Dans le contexte de création au Festival de l’eau d’Athenor, un camion scène de petite jauge, j’ai joué Furtive en quadriphonie. Le logiciel Usine Hollyhock est parfait pour jouer l’espace en temps réel.
Que cherchez-vous à exprimer à travers votre musique, avec ce projet en particulier ?
Je considère les sons comme des organismes vivants. Qu’ils soient harmonie ou grincement, plaisir ou instabilité, je les accompagne (ou l’inverse), je cherche à les faire sonner, à en dégager ce qui va pouvoir créer substance, énergie, émotion. Je voudrais que tous les sons puissent être musicaux. Valoriser ainsi l’écoute du monde. C’est en ce sens que j’adhère à l’origine de la musique concrète. L’écoute et le pouvoir de l’imagination, c’est ce que je souhaite partager. Ce serait la dimension politique de ma musique.
Comment envisagez-vous la suite ?
Je souhaite poursuivre le partage de l’écoute dans des conditions qui s’inventent. Camel Zekri m’a proposé pour le Festival de l’eau de jouer dans un camion qui déambulait dans les quartiers de la ville de Saint-Nazaire, pour une jauge intimiste. Cela rend très vif le partage de l’expérience musicale. Très concret. Je souhaite multiplier des expériences aussi singulières.
Contact> Ecouter Furtive. L’article sur le site de TK-21. Site de l’artiste.
Image d’ouverture> Gwennaëlle Roulleau au Festival Audio Foundation, à Auckland, Nouvelle-Zélande. ©Rod Cooper