Les temps sensibles de Mark Geffriaud

Installé à Villeurbanne dans une ancienne usine rénovée, l’URDLA est un lieu rare. Chaque année, cet atelier-galerie-unité d’édition accueille des artistes en résidence pour pratiquer l’estampe originale et organise expositions, performances, visites, ateliers… Ainsi, quelque 500 créateurs venus du monde entier y ont déjà créé plus de 2 000 œuvres. A l’occasion de la Biennale de Lyon, carte blanche a été donné à Mark Geffriaud. L’artiste, dont le travail s’intéresse aux multiples représentations du temps et à la construction de la mémoire, y propose Raul D., une exposition-fiction tout en subtilité, qui s’empare des espaces, des machines et de l’histoire du lieu. Deux performances se dérouleront les jeudis 17 octobre et 14 novembre.

Mark Geffriaud (à gauche) et Cyrille Noirjean, le 17 septembre dernier lors du vernissage de l’exposition Raul D.

Tout commence en 2014 par une extraction de pierre dans la carrière abandonnée des Euzes, en Occitanie. Mark Geffriaud souhaite l’intégrer au projet Shelter (2011-2018) – construction d’une maison pièce par pièce ou par élément d’architecture, chacun réalisé à l’occasion d’une participation de l’artiste à une exposition. Mais posséder une pierre lithographique n’est pas tout, encore faut-il trouver quelqu’un capable de la rendre efficiente tout en respectant des demandes spécifiques. C’est à ce point que l’artiste entre en contact avec Cyrille Noirjean, directeur de l’URDLA, dont l’atelier perpétue les procédés de l’estampe traditionnelle : lithographie et gravure. La promesse faite lors de cet échange sera tenue : la pierre polie conservera une part d’irrégularités. Et il ne faudra guère attendre de temps pour qu’une invitation ouverte soit lancée au plasticien.

Détail de l’exposition RAUL D., Mark Geffriaud, 2019.

Ponctué de fines colonnes soutenant des poutres en bois, l’espace est délimité par de larges lés de textile blanc tendus. La matière souple et immaculée prédispose l’esprit au calme et à l’attention. Dans sa transparence, des mots s’inscrivent mais ne dévoilent pas leur sens. Il faudra penser à eux, une fois de l’autre côté. Parmi les machines extirpées de l’atelier, une déambulation débute. Installé près d’une presse à bras, un projecteur affiche à cet instant un rectangle vide sur le mur. Raul D. (anagramme du nom URDLA) débute par une double page blanche. Une histoire à écrire. Par terre, un T-shirt gris passé sous presse taille-douce porte des imprégnations précises d’encre noire. L’œil imagine sa contremarque. En voici une, juste derrière la boîte à aquatinte. Accrochés à hauteur des yeux, vingt-quatre outils s’alignent comme à la parade. « Vous êtes dans un atelier. Merci de ne toucher ni aux machines, ni aux objets. Ils peuvent se révéler dangereux. » L’esprit joue avec l’affichette. Tout le monde sait que l’art est une arme.

Vue de l’exposition RAUL D., Mark Geffriaud, 2019.

Les mots de tout à l’heure apparaissent à l’endroit : « et plus loin encore », « au-delà des zones industrielles », « votre regard planant au-dessus des rivières », « des montagnes », « des océans », « des continents », « de plus en plus vite », « jusqu’à rattraper la nuit »… Les bribes de phrases se chassent l’une l’autre, une chorégraphie se met en place tandis que les apparitions s’accélèrent à surprendre l’œil. Si le rythme évolue, c’est pour mieux induire l’oralité. Car ce texte est une adresse, une note d’intention, que Mark Geffriaud a laissé pour les visiteurs. La ligne vit comme une phrase s’envole dans un souffle. Dans le silence, le public reçoit les paroles de l’artiste.
Installées sur une étagère de métal bleu, des réserves de papier attendent de rejoindre celles métamorphosées par la main de l’artiste et celles qui ont été manipulées par la presse. Des pierres lithographiques numérotées témoignent d’autres temps. Des impressions spécialement réalisées par l’artiste côtoient des tests oubliés aux murs il y a fort longtemps. Passé et présent se chevauchent, œuvres et objets se mêlent dans une mise en scène équivoque qui laisse place à la réalité comme à la fiction. Une autre vidéo est projetée en boucle, surplombant une ligne au sol composée de caractères en plomb. Il faut s’approcher, se plier, et s’exercer une fois encore à lire à l’envers : « Si l’on pouvait être un peau-rouge, toujours paré et, sur son cheval fougueux, dressé sur les pattes de derrière sans cesse vibrer sur le sol vibrant… » Extrait d’une nouvelle de Kafka, dont les premiers mots servirent de titre, il y a dix ans, à une exposition de Mark Geffriaud, cette ligne du passé compose l’espace au présent. C’est à ce jeu permanent de mise en relation, d’exploration d’interstices, d’élaboration de nouveaux souvenirs que Raul D. invite. Et puis, si ce nom mystérieux vous entraîne sur les traces d’un résistant ou d’un héros de polar, alors… entrez dans la fiction et laissez-vous emporter par l’histoire.

Quelques lignes à propos de la Biennale de Lyon

Là où les eaux se mêlent, en voilà un joli titre ! Emprunté à dessein à un poème de l’auteur américain Raymond Carver. Depuis la mi-septembre, la Biennale de Lyon accueille le public dans l’immensité des usines Fagor, au Musée d’art contemporain et propose de découvrir les propositions de Shana Moulton et Trevor Yeung en centre-ville. Voici ce qu’ont souhaité les sept commissaires de l’événement, venus tout droit du parisien Palais de Tokyo : « Conçue comme un écosystème à la jonction de paysages biologiques, économiques et cosmogoniques, cette 15e édition réunit ainsi des œuvres témoignant d’agencements fluctuants et parfois précaires avec nos contemporains humains et non-humains, vivants et non vivants. Produites pour la plupart spécifiquement sur le modèle des circuits courts, elles esquissent des récits aux perspectives, géographies et temporalités plurielles et dessinent un “enchevêtrement de trajectoires entrelacées” qui, selon les mots de l’anthropologue Tim Ingold, constitue la “texture du monde”. » A ce point, il serait tentant de s’adonner avec humour à une analyse de texte. Mais ce type de critique fait rire jaune – souvenons-nous de The Square de Ruben Ostlund (film sorti en 2017) – et pourrait être apparenté aux diatribes des contempteurs de l’art contemporain. Il n’en est donc pas question. Seule la mission d’information compte. Tentons donc la concision. Si l’événement était en accès libre, je vous recommanderai d’y aller car toute proposition, même si elle ne tient aucune de ses promesses, est à voir et à penser. Le regard et l’esprit se forgent au contact du beau comme du laid, de l’intéressant comme de l’idiot, de l’enthousiasmant comme du désespérant. L’expérience, mot si cher au milieu de l’art, est au cœur de l’ensemble de nos apprentissages. Alors, voyez et apprenez autant que vous pouvez ! Mais découvrir la Biennale de Lyon a un coût. Ce qui est normal, mais qui doit être pris en compte ; notamment quand la visite est prévue en famille. Dans ce cas, sachez que les réalisations ne sont pas toutes à la hauteur des intentions. Loin s’en faut. Est-ce cette injonction permanente faite aux œuvres de se confronter au lieu, à l’histoire, à la mémoire…, d’entrer en relation avec l’architecture, l’environnement, le public…, de tisser des liens avec la société, le politique, le philosophique… qui rend les formes aussi confuses ? L’œuvre ne peut être ni une réponse à toutes les préoccupations de l’homme, ni une pancarte sans cesse brandie pour alerter les consciences, ni un simple objet de curiosité. Même ouverte, elle est un monde à découvrir, à respecter, à regarder. Et si elle ne dit rien, c’est peut-être que l’artiste n’avait rien à dire. Revenons à la Biennale de Lyon. Vous y trouverez forcément des propositions à apprécier – j’ai été particulièrement intéressée par la vidéo Marche sur les nuages d’Abraham Poincheval et l’installation Quarterly Myth de Pannaphan Yodmanee – mais ne vous attendez pas à être subjugué par l’harmonie et la beauté.

Contacts

Raul D. – Mark Geffriaud, jusqu’au 30 novembre, URDLA 207, rue Francis-de-Pressenté 69100 Villeurbanne. Tél. : 04 72 65 33 34 et www.urdla.com
Performance Raul D. Mark Geffriaud le jeudi 17 octobre à 19 h. La jauge étant limitée, une réservation est donc nécessaire sur le site de l’URDLA.
Une autre performance aura lieu le jeudi 14 novembre à 19 h.
Site de l’artiste.

Crédits

Image d’ouverture : Vue de l’exposition Raul D. – Mark Geffriaud © Mark Geffriaud, photo MLD – Vues de l’exposition Raul D. – Mark Geffriaud © Mark Geffriaud, photos MLD – Terminal Beach © Isabelle Andriessen, photo MLD – Saboteurs © Mire Lee, photo MLD – Le petit jardin © Stéphane Calais, photo MLD – Knotworm © Sam Keogh, photo MLD – Deep Soil Trombosis © Holly Hendry, photo MLD – La Mêlée © Léonard Martin, photo MLD – Vues de la Biennale de Lyon © photos MLD

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