Les réalismes ambigus de Carrasquer et Loy

Dans la juste lignée des expositions figuratives organisées depuis son ouverture en 2004, A cent mètres du Centre du Monde (Perpignan) accueille actuellement deux peintres de la même génération : Marcos Carrasquer d’origine espagnole, né aux Pays-Bas en 1959, et Rosa Loy, artiste allemande née en RDA en 1958. La double exposition Jours de folie et Préservation du temple est visible jusqu’au 22 décembre.

Ambasado de la homaro, Marcos Carrasquer, 2015.

L’immense rez-de-chaussée du centre d’art perpignanais est entièrement consacré à Marcos Carrasquer. L’exposition impressionne, y compris le visiteur qui ne se sentirait plus concerné par la peinture figurative, tant les tableaux et papiers de grand format nous invitent dans l’image. La formulation n’est pas trop forte car à vouloir résister à ces peintures à sujet, nous voilà brusquement pris, captifs. Il y aurait donc une mécanique perceptuelle à éclaircir et on y parvient très vite ! En effet en entrant dans cet environnement d’œuvres, une certaine oppression s’empare du spectateur comme le ferait une foule avec ce qu’elle transporte d’anonymat. Beaucoup de monde dans les tableaux de Carrasquer et surtout beaucoup de détails. Les motifs sont innombrables : des hommes, des objets, des tenues vestimentaires rudimentaires, des corps déformés, des intérieurs d’une pauvreté inouïe, une misère de face. Tous ces motifs composent un sujet dont on voit bien qu’il est essentiellement social, avec un point de vue parfois obscène mais constamment critique, ordinaire sans être banal. Or la composition est exceptionnelle et la narration invraisemblable. Une femme en culotte, bigoudis sur la tête côtoie une immense pastèque, des corps partout au milieu de livres, de militaires, de vaisselle cassée… seul un sentiment de déjà vu domine… – Mais où ? Chez Bosch ? Chez Brueghel ? – une sorte de réalisme féroce sans rapport à la réalité, cette prolifération d’êtres qui n’imite rien mais joue une invasion plastique dans la toile.

Changer l’ampoule, Marcos Carrasquer, 2018.

Cette allusion faite à Jérôme Bosch, même si la facture n’a rien à voir (pas de glacis, de délicatesse des contours, de couleurs terreuses, de formes à la limite du difforme), nous emporte dans l’Ambasado de la homaro. On y voit un totem de têtes d’animaux superposées pour former un corps, façon Arcimboldo, la tête est surmontée d’une couronne de côtelettes, dominées par un fruit. Ce totem sert de sentinelle flanquée d’un éplucheur de pommes de terre blessé (avec au passage une référence à Van Gogh). L’ensemble des œuvres mêlent des figures grotesques rapatriées de notre culture médiévale et des figures issues d’une imagerie populaire contemporaine. On y retrouve, pêle-mêle, des tapis de jeu pour enfants imprimés de casquettes militaires, de l’image d’Hitler, de boîte de sardines, de hachis de viande, etc. Même chaos dans les grands dessins de scènes de guerre. Changer l’ampoule (2018, encre sur papier) épuise notre regard qui explore un enchevêtrement d’objets et de personnages postés devant une bibliothèque où une femme de style la Goulue, jambes ouvertes, juchée sur des hommes, tente d’atteindre l’ampoule du plafond. Le noir et blanc, l’extrême finesse du dessin, accentuent cet épuisement car l’œil veut tout voir à la fois, l’image est sans punctum apparent comme l’analysait Roland Barthes, le all-over nous implique dans les contorsions de la scène. Pourtant, dans ce qui semble être un cadavre exquis de formes, rien de surréaliste. C’est un désordre où le désir est bafoué, où la société se heurte de classes en objets, tel le Studio visit (2019). Le luxe d’un tableau suspendu dans une pièce contraste avec les paires de bas et soutiens-gorge qui s’affrontent eux-mêmes à une odalisque aussi fripée que le tas d’hommes et de vêtements froissés au-dessus d’elle.

Kleenex, Marcos Carrasquer.

Autre singularité dans le travail de Carrasquer est celle de la récurrence des thèmes. On voit ainsi deux versions de Job, traité en peinture et au dessin. Les personnages relèvent aussi bien d’une posture picassienne (Deux femmes courant sur la plage, 1922) que d’un abandon à la façon du Greco (Laocoon, 1610), ou encore d’une précision pour ce qui est du dessin, que l’on retrouve chez Jacques Callot (Les deux pantalons, 1616). D’une certaine façon, Carrasquer réactualise ce qu’on appelait la peinture d’histoire tout en ne se privant pas d’emprunter aux scènes de genre. Kleenex témoigne d’une improbable scène d’intérieur sur canapé, reprenant tous les poncifs de composition en les tordant aussitôt pour dénoncer les dispositifs de consommation – le son, la drogue, le téléphone portable – mais en installant aussi une critique de la société bourgeoise signifiée par le mouchoir en papier s’évadant de sa boîte faite de faux livres reliés ! Le mouchoir ressemble à un slip, figure très présente dans les œuvres (comme le téléphone portable) qu’on peut attribuer au symbole de la vie ordinaire, à mi-chemin entre une vantardise populaire et une pudeur critique.
Carrasquer nous livre une étrange dialectique. Si l’artiste exagère jusqu’à la caricature les phases du quotidien portant le réalisme à son apogée, il n’en sort pourtant aucune ressemblance, aucune imitation du réel. La composition se fait à la manière d’une tiers-œuvre* dans l’esprit du spectateur. La démarche est d’autant plus impressionnante que bourrée de références picturales, sociales, politiques. Nous n’aurions aucune difficulté à y découvrir une œuvre datée de 2022 ! C’est sans doute là que réside tout le talent de l’artiste, qui déplace le curseur de nos perceptions, du réalisme, du hors-champ devenu chez lui un hors-temps.

Fond de prairie, Rosa Loy, 2010.

L’approche picturale de Rosa Loy joue aussi sur les ambigüités entre une narration franche et sa conclusion qui s’y dérobe. Elle n’instaure aucune dialectique. L’artiste retient vraisemblablement les marques de sa vie passée en RDA, dont elle semble avoir conservé des lambeaux de tristesse, réduisant l’intimité à une solitude à deux, où deux ne font qu’un, sans être le double l’un de l’autre, évoquant plutôt le dédoublement.
La plupart du temps, ses œuvres montrent deux personnages féminins, la technique s’y met en retrait, la plasticité s’efface au profit d’une mise en scène étrange, avec des spectateurs qui ont plutôt l’air de guetteurs en surplomb ; et la narration prend toute la place. Toutefois, elle s’active en huis clos, le spectateur est exclu du discours, les signes y sont probants. Dans Weisengrund (Fond de prairie, 2010), la silhouette au deuxième plan est seulement au trait, les échelles des corps n’y sont pas proportionnées, le regard se fait circulaire et engage le spectateur à tourner en rond. Dans La montée, l’ambigüité surgit entre le fait que nous sommes pris à témoin d’un danger de chute du grimpeur mais tout à la fois repoussés par les figures sans expression des personnages qui le tiennent. Du coup, émotion partagée, le spectateur recule à sa place. Le ciel rouge et la facture sombre du tableau n’avivent pas non plus une dynamique quelconque. Enfin, dans Volcan dans le jardin, les personnages tournent carrément le dos au spectateur et vaquent à leurs occupations bizarres, les formes érigées du volcan font écho au cône inversé du gros récipient où s’affaire le personnage secondaire. Loy utilise aussi bien les approximations narratives que des subtilités plastiques visibles au deuxième coup d’œil, si bien que tout semble convier le spectateur à différer, à remettre toute interprétation. L’artiste nous engage à une procuration pour plus tard, un ordre temporel qu’argumentent motifs et composition.

Volcan dans le jardin, Rosa Loy, 2013.

L’apparence énigmatique tient dans une peinture qui se montre bavarde sans l’être, figée dans ces doubles sujets féminins, à peine esquissés parfois, ou lourdement formés dans les peintures. Rosa Loy va au-delà du quotidien, évoquant la réalité féminine avec une froideur scandée dans chaque toile. La couleur dominante jaune rappelle les ambiances mystérieuses de Chirico et force parfois à une référence au ténébrisme. Les scènes ne suggèreraient-elles pas une certaine inquiétude par leur sobriété extrême, leur presqu’innocence ? La simplicité des pauses interroge sur la finalité des personnages en créant une évidence si gratuite qu’elle en devient inquiétante. On se demande quel sens prend l’économie de couleurs, quelle destination ont les sujets, quel dialogue s’établit entre le spectateur et la narration ? La réponse semble se trouver dans des trajets très brefs apportés par l’histoire de la peinture si l’on pense à Munch (Fond de prairie, 2010), à Balthus (Volcan dans le jardin, 2013), à Chagall (Les graines du silence, 2011). Bien que les relations plastiques entre ces peintures ne sautent pas aux yeux, il y a dans l’œuvre de Rosa Loy cette forme d’expression qui révèle tantôt une manière d’étaler la couleur, tantôt l’audace d’une scène intimiste, ou encore la fausse légèreté d’une image onirique.
Les peintures sont construites et se prêtent à un caractère faussement mystique, tout se passe comme si l’uniforme religieux cachait les vraies diableries d’une prieuse, d’une confidente, d’une amante. Toutes ont quelque chose à retenir et les postures, vêtements, solitude des personnages, densité des couleurs concourent à l’atmosphère de désolation. La végétation est absente et les fonds qui servent de surface présentoir n’amènent qu’une profondeur plastique dépouillée d’affectivité. Cette technique assortie d’une matière réalisée à la caséine sert l’« innocence » distanciée des peintures. Cela est vrai aussi pour les dessins monochromes, dont la composition volontairement hésitante ramène le spectateur vers une banalisation suspecte dont on sait qu’elle peut être partagée.

Les graines du silence, Rosa Loy.

Au regard de cet ensemble de tableaux, on se demande si l’artiste ne souhaite pas « écrire » des contes picturaux desquels émane une violence latente, sorte de contes noirs dont l’issue ne sera pas apaisante car les indices jetés en pâture, comme les cailloux du Petit Poucet, nous conduisent droit dans les flammes, dans la solitude, voire dans un monde futur stérile et menaçant (Les graines du silence mettent en évidence des tournesols morts, une rambarde dont les fers forment des S ambigus en renvoyant à une signalétique nazi discrètement suggérée. Les amoureuses volantes transportent leur maison sur leur dos, maison habitée de fantômes à la fenêtre, corroborée par l’arbre dénudé qui les pousse sans imaginer un quelconque retour en arrière. Le titre ne fait-il pas allusion à la mort lorsqu’on voit le personnage du premier plan tenir une fourche en guise de faux, qui attend les amoureuses au tournant, drapée dans un fichu rouge qui dégouline comme s’il était trempé de sang. La vision du monde vécu par Rosa Loy est d’un pessimisme sans révolte, au carrefour du tremplin artistique et de la résignation du propos. Si l’on se réfère à Wanderun (Randonnée, 2008) la promenade est convertie en parcours lugubre, les promeneurs traînent des sacs (des utérus ?) contenant des corps lovés en position fœtale, ils font partie du voyage tout autant qu’ils stratifient le paysage en petites grottes individuelles. Là encore, les femmes suivent celle qui les éclaire malgré la lourdeur des fardeaux. La documentation à son sujet prête étonnamment à Rosa Loy un goût et un environnement très fleuri, très végétal, dont on ne peut pas dire que cette exposition le reflète, il apparaît plus fortement une substitution de ces indices à des actes déjà consommés, perdus ou qu’elle a voulus ainsi, stérilisés d’émotion par leur passage sur la toile.

Randonnée, Rosa Loy, 2008.

Enfin, l’ensemble donné à voir participe d’un esprit de chroniques que l’artiste partage avec son public, elle ne demande rien, ne sollicite aucun assentiment, en établissant peut-être un clivage avec sa propre réalité heureuse, celle qu’elle donne à voir auprès de son compagnon sans l’attester en peinture (à moins qu’il ne soit une figure des duos), le grand peintre de Leipzig Neo Rauch. Sa peinture jouerait alors l’indice de la réalité de l’auteur en procédant à l’inverse de tout ce qui est connu jusqu’ici de la démarche artistique, le peintre faisant habituellement état avant tout d’une réalité de la peinture. La question reste entière et mériterait d’être soumise à l’artiste. Car, s’il est un paramètre qui incite à cette hypothèse, c’est que les iconographies respectives utilisées par le couple sont très voisines, bien que celle de Rauch soit plus axée sur le monde du travail, et pourraient nous faire admettre que Rosa Loy se fond à son tour dans l’un de ses personnages commutatifs, elle est le double qui navigue de la peinture de Rauch à la sienne. Les audaces de déstructuration, de monochromie, de féminisme prendraient alors un autre sens pour la propre plasticité de son œuvre.

* Notion créée par l’auteur à propos de son interprétation d’Equipo Cronica « Ecritures détournées et inscription d’œuvres » in Ecritures et inscriptions de l’œuvre d’art en présence de Michel Butor. Paris, L’Harmattan, série Esthétique, collection Ouverture Philosophique, 2014, p.70. Ouvrage sous la direction de Francesca Caruana.

Contacts

Marcos Carrasquer-Jours de folie et Rosa Loy-Préservation du temple, jusqu’au 22 décembre, au Centre d’art ACMCM à Perpignan.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’exposition Marcos Carrasquer-Jours de folie (à droite : Lull, 2018) © Marcos Carrasquer, photo ACMCM – Ambasado de la homaro © Marcos Carrasquer, photo F. Caruana – Changer l’ampoule © Marcos Carrasquer – Kleenex © Marcos Carrasquer – Fond de prairie © Rosa Loy – Volcan dans le jardin © Rosa Loy, photo F. Caruana – Les graines du silence © Rosa Loy, photo F. Caruana – Randonnée © Rosa Loy, photo F. Caruana

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