Les bulles de Kusama
à en devenir rond

Les pois de Yayoi Kusama ont envahi pour plusieurs mois le musée d’art de Tel-Aviv, en Israël. Jusqu’au 23 avril 2022, l’institution lui consacre une exceptionnelle rétrospective forte de quelque 200 œuvres déployées sur 3000 m2. Notamment plusieurs Infinity Rooms, espaces immersifs très caractéristiques du travail de l’artiste japonaise, qui dès son jeune âge remplissait des cahiers de pois et de filets répétés pour apaiser son état psychique. « Ce que je voyais dans mes hallucinations correspond à mes premiers pas en tant qu’artiste et m’a guidé toute mon existence. Je traduis mes visions en tableaux, en sculptures, en installations… », confiait-elle à Cimaise en 2008. Installée volontairement depuis plus de 40 ans dans un hôpital psychiatrique, Yayoi Kusama n’a jamais cessé de créer pour apporter la meilleure des réponses à ses impulsions et obsessions. Celle qui voulait à tout prix devenir peintre est depuis plus de cinquante ans une artiste internationalement reconnue.

L’entrée de l’exposition de Yayoi Kusama, au musée d’art de Tel-Aviv, accueille le visiteur en donnant le ton. Les troncs d’arbre du jardin sont recouverts de tissu rouge à pois blancs ; ils sont déjà entrés en saison Kusama, imprégnés par sa touche, mais attention le succès est tel qu’il vaut mieux réserver. Au tout début de cette rétrospective, on est frappé par le classicisme des œuvres qui incite à se poser la question de la bonne salle, du bon billet d’entrée. Pourtant il s’agit bien de Yayoi Kusama et de ses débuts dans la ville où elle a vécu et vit encore, Matsumoto. Très tôt dans la carrière de celle qui dans les années 1960 côtoyait Andy Warhol, Donald Judd et nombre d’artistes du Pop art, le rond pointait le bout de sa bulle comme sujet du tableau. Malgré la facture assez classique des travaux du départ, le pois, sujet partiel ou essentiel de ses compositions, devient rapidement et radicalement l’unique figure de répétition, seul motif représenté.
Dans la vidéo de présentation, Kusama raconte que, marquée par des hallucinations, elle a été très jeune obsédée par le point, le rond, la bulle. A partir de ce moment-là, elle comprit qu’elle ne pourrait plus utiliser d’autre figure et, au fil du temps, ce signe s’est formalisé, multiplié en envahissant toutes les surfaces, les volumes, tout objet qui passait sous sa main. Ses hallucinations enfantines avaient élu en elle une unité d’expression artistique dont elle dira plus tard qu’elle constitue son « oblitération ». On ne peut pas ne pas se demander ce qui relie son « geste » pictural à l’histoire de la peinture sans évoquer Kandinsky, ou même Paul Klee, tant l’insistance de ce motif finit par lui octroyer une identité scientifique, rationnelle. Cette analogie avec la théorie esthétique n’exclut pas non plus celle qui serait plus mathématique ou physique, la multiplication, les espacements, mais la variété des résultats nous en empêche. Pas de règle qui vienne surplomber la répétition, pas d’ordre théorique comme on peut le trouver chez Kandinsky, pas d’analyse comme Klee le préconisait, mais un déferlement répété de la forme partout et sur tout support. Le recouvrement, l’établissement d’une continuité évoquent certes, certains aspects théoriques abordés dans la confrontation des plans ou dans l’élaboration de surface active/passive mais peu ou pas d’indication théorique chez Kusama. L’artiste met en œuvre un séquençage qui se rapproche davantage d’une organicité médicale relative aux analyses sanguines, à des globules floculants où les agglomérats se font et se défont. Mais ce que révèle la réalité de son parcours relève d’une tournure psychique avérée autour du phallus, de la question symbolique du positionnement de l’artiste par rapport à l’enfance lorsqu’elle eut ces hallucinations dont elle s’est définitivement emparée.

Vue de la rétrospective Yayoi Kusama au Musée d’art de Tel Aviv. ©Kusama, photo Elad Sarig

En effet, l’artiste avait commencé en 1964 par réaliser de petits sacs de toile cousus à la main, remplis de kapok ou d’un matériau semblable, doux et souple et composait des formes hérissées de ces petits sacs. Pour certaines, elles donnent l’impression d’être de la même famille que les anémones de mer, d’être prises dans un flot non visible, les obligeant à s’agiter lentement dans un vent aquatique sans force. Les branches de ces anémones évoquent toutes la présence phallique, l’appropriation d’un univers où le père est célébré. Les objets reconnaissables qu’elle recouvrait entièrement vont du fauteuil Voltaire, à la planche à repasser, ou encore à de moelleux canapés avachis par l’effacement de leurs contours que provoque la germination des formes.
Dans les années 1960, alors qu’elle connaît très bien les œuvres d’artistes du Pop art mais pas seulement, et qu’elle s’inscrit elle-même au tableau des artistes reconnus à New-York, elle se met à exploiter d’autres modes d’expression tels des réalisations de formes couvertes de pâtes, des happenings et les installations dont l’expo rend compte. Il en est ainsi pour les habitations de passage. Nommées de la sorte car l’environnement traversé par le spectateur enveloppe totalement ce dernier, du sol au plafond. Tout y est peint, ou en papier peint imprimé, de ses bulles à dimension contrôlée, on a l’impression étrange d’appartenir à cet univers, à cette explosion de bulles garantie, qui provoque chez celui qui y pénètre un sentiment d’apaisement, un flottement identique à celui qu’on peut ressentir après avoir bu un peu trop de champagne. La connexion est totale ; en ce sens, elle réussit parfaitement à tonifier des liens inextricables entre représentation, sensation et psychisme. La sensation de flotter se fait par analogie avec ce que l’on sait des bulles. La représentation de ces ronds de différentes tailles, jamais trop petits, jamais trop grands, les déverse sur les parois, au plafond, sur les meubles qui occupent les pièces ; ces bulles nous aspirent, provoquent une sorte d’enveloppement, alors que dans le même temps nous sommes pris dans la tourmente descriptive de ce qui advient. L’aspiration se produit en amont, en faisant la queue devant un espace clos qui ne peut être franchi que deux par deux – ce qui ralentit conséquemment la visite pour qui veut faire l’expérience de la chambre. A l’intérieur de ce kiosque tenu secret jusqu’à l’entrée, se dressent des pousses de formes organiques, réalisées en tissu, molles et ondulantes, qui ne caractériseront pas la sexualité de celui qui a « payé pour voir » mais s’en approche tout de même ! Au sol, la végétation textilo-phallique à pois rouges sur fond blanc se démultiplie à l’infini dans un jeu de miroirs ; et un petit espace de stagnation est prévu pour le spectateur qui se rend réduit à une anamorphose. Plusieurs environnements sont proposés, un autre, jaune et noir est gardé par deux hommes postés à l’entrée et à la sortie. Un air de fête foraine nous envahit, sans musique, sans commentaire, quelque chose d’une galerie des glaces, espace de pois à vivre.

Vue de la rétrospective Yayoi Kusama au Musée d’art de Tel Aviv. ©Kusama, photo Elad Sarig

Dans l’ensemble du travail de Yayoi Kusama, lorsqu’on rapproche une installation et une peinture, nous avons affaire à quasiment deux mondes ; ils ne communiquent que par le motif, tentaculaire s’il en est ! L’installation dans sa sobriété se teinte de couleurs publicitaires, d’une simplicité de design, de références à la mode, tandis que la peinture refait surface par un contraste en creux de la ligne et de la profondeur. Elle est en famille comme je pourrais le faire dire avec audace à Wittgenstein.
Quant au miroir qui joue un rôle essentiel dans le processus de création de Kusama, il est l’élément passif de répétition du sujet. Elle en use généreusement pour multiplier ses bulles à l’infini ou du moins dans l’espace fini des environnements qu’elle invente. Le miroir est la dimension d’infini. La bulle ricoche et fait une avalanche graphique que seuls stoppent les bords du miroir mais produisent un effet de profondeur éperdue. Pendant ce temps des variations peuvent intervenir à l’identique de mises en scène ou de petits théâtres. Des découpes dans les miroirs sont, par exemple, inspirées des trous dans les peep-shows, répliquées dans des miroirs ; elles placent le sujet curieux (la tête du visiteur par exemple) au même endroit que le serait le sexe d’un voyeur ou d’un consommateur. Elle a intitulé cette installation : Infinity mirrored room. Dans quelle pièce fait-elle aboutir ses regardeurs ? Au spectateur d’assumer son phantasme, infini.
Basé sur le thème de l’infini, le travail de Yayoi Kusama se décline en œuvres sur toiles avec des formats assez classiques et déploie toute sa force dans les installations. On peut regretter l’absence de documents visuels sur les happenings qu’elle a réalisés dans la rue ou au cours de vernissages qui auraient avantageusement complété cette très belle rétrospective du musée de Tel-Aviv. L’exposition rend néanmoins compte de l’étendue formelle et esthétique de l’œuvre originale de l’artiste japonaise. Et si vous passez par Matsumoto, sachez que l’artiste de 91 ans y a toujours son atelier. Le pois, le rond, un point, c’est tout.

Vue de la rétrospective Yayoi Kusama au Musée d’art de Tel Aviv. ©Kusama, photo Elad Sarig

Contact> Jusqu’au 23 avril 2022, au Musée d’art de Tel Aviv, Israël. Site de l’institution.

Image d’ouverture> Vue de la rétrospective Yayoi Kusama au Musée d’art de Tel Aviv. ©Kusama photo Elad Sarig