L’année de festivités textuelles autour des 15 ans d’ArtsHebdoMédias et du postulat d’Hervé Fischer, « Les arts sont toujours premiers », se poursuit aujourd’hui avec la participation de Norbert Hillaire, Professeur émérite de l’Université Nice-Côte d’azur en sciences de l’art et des médias, écrivain et artiste. Entre conte philosophique et fiction documentaire, l’auteur imagine une discussion entre Sergueï Eisenstein (1898-1948), cinéaste et théoricien du cinéma soviétique, et Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier (1887-1965), architecte et urbaniste. Au cœur de leurs échanges, les origines, le mouvement, le réel et la représentation. Tandis que l’architecture retient le temps, le cinéma n’hésite pas à l’inverser. Mais le monde qui se déploie sur l’écran est-il si différent de celui qui se projetait jadis sur le mur de la caverne ? Représentant respectivement le premier des arts et le septième, les protagonistes nous partagent nombre de leurs convictions. Attention, l’heure de l’embarquement approche…
Sur le Pont du Patris 2, 29 juillet 1933, 23h
Sur le pont du Patris, Le Corbusier, accoudé au bastingage, regrette d’avoir été un peu dogmatique ce matin avec ses collègues, dans les sentences qu’il a proférées contre les artistes ou les poètes et en faveur des techniciens de la ville. Avec les plus grands architectes du monde, réunis sous la bannière des CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne) pour ce congrès qui a lieu sur un paquebot (car les autorités de Moscou lui ont refusé son organisation en Russie), ils doivent en quelques jours conclure les travaux engagés depuis plusieurs années sur l’avenir de la ville. Et parvenir, à partir de l’étude des plans et cartes de plus de trente villes capitales, à tracer les grandes lignes de ce document qu’ils doivent rédiger une fois de retour : La charte d’Athènes. C’est pourquoi ce matin, il a éprouvé, dans ses injonctions à penser droit, comme autant de sentences proférées à l’encontre de celui qu’il est aussi : un artiste, et comme il l’écrira lui-même plus tard, un poète de l’angle droit. Il est tard, et la nuit enveloppe le mouvement régulier du navire qui a mis le cap sur Athènes.
En pleine nuit, sur le pont d’un paquebot qui évolue en concordance avec le silence qui l’entoure, on n’entend guère, et surtout si l’on se trouve à l’arrière, que l’écho assourdi des moteurs couplé au chuchotis de ce sillage blanc qu’il draine à sa suite et que la mer avale en continu : les coordonnées de la pensée changent alors, car une autre échelle de l’espace et du temps les redéfinit. Tout ce qui encombrait le flux ininterrompu de la pensée peut trouver là les conditions qui lui permettent de se fixer, par la grâce paradoxale de ce qui l’excède : l’infini des grandes étendues noires de la mer qui la borde de tous côtés, et le scintillement de ces myriades d’étoiles qui se forment dans le ciel, réticularisé en fragiles variations de lumière de taille et d’intensité différentes.
C’est pourquoi, entre ces noirs silences enluminés, les quelques rares éclairages pointés vers les dispositifs ou pièces mécaniques pour permettre les déplacements de l’équipage ou des passagers sur le pont en ces heures tardives, prennent une autre dimension, et se voient rehaussés dans une sorte d’aura qu’on ne leur connait pas en plein jour. Ces pièces se détachent alors, comme autant de sculptures abstraites, sur le sans-fond océanique qui les entoure. Dans la lumière noire de la nuit, cela lui rappelle d’anciennes photos qu’il avait prises lors de l’un de ses voyages outre-Atlantique sur un autre paquebot, le SS Conte Biancamano.
Au cours de cette séquence, il s’en souvient, il avait surtout cherché à enregistrer les résonances géométriques qu’il avait perçues entre certains objets souvent étrangers les uns aux autres, ou plutôt entre certains détails et fragments de ces objets pris en plan rapproché, car ils constituaient à ses yeux l’éminence sur le pont supérieur de la structure technique cachée d’un navire : ainsi lui était venue l’idée d’un montage de ces photographies prises avec sa caméra 16mm. Comme une grammaire des formes et fonctions mécaniques du paquebot sur lequel il avait voyagé. Et quand viendraient s’immiscer entre tous ces éléments mécaniques, saisis dans une lumière spectrale, des vues de passagers prises à la volée, comme il en avait eu l’idée lors de ce précédent voyage, ceux-ci ne devraient paraître au mieux que comme des fantômes, des ombres flottantes, perdues dans cet entrelacs de pièces mécaniques.
Celles-ci – écoutilles, chaines d’amarrage, bossoirs, pompes à incendie, bollards et taquets, winches – étaient le cœur battant de ce bâtiment, elles lui étaient apparues de nuit comme les seuls vrais personnages, et c’était pour cela qu’il avait voulu les mettre en lumière, en se concentrant parfois sur un détail dont il savait qu’il entrerait en conversation sibylline avec tel ou tel autre détail de l’ensemble. Mais il ne s’agissait pas de simples correspondances morphologiques. Ce n’était pas l’envers du décor, ou les coulisses de sa structure, qu’il avait vu dans l’ajustement de ces détails bord à bord, mais plutôt l’énigme de cet assemblage, l’effet qu’il produisait dans l’œil du spectateur qui les rassemble en une unique séquence ; l’idée peut-être encore informulable, sous-jacente, d’une sorte de film à l’arrêt ou en puissance, comme autant de prémisses de cette rencontre fatale de l’architecture moderne et du cinéma qui l’habitait.
Car ce qui se détache dans le paysage intérieur d’un navire, qu’il s’agisse du Patris, avec sa très élégante succession de meubles arts déco, et ses pans de murs ou ses panneaux de bois alternés de bleus, de verts, et de beige envoûtants, ou de bâtiments bien plus prestigieux (tel le Georges Philippar, qui reliait Marseille à Yokohama à la même époque), ou encore du Paris, ce sont d’abord les bois d’acajou infiniment policés des cabines et des salons, les rampes d’escaliers lustrés de cuivres étincelants, qui n’attendent que leurs passagères pour s’épanouir en fleurs de cinéma, en manteaux de fourrure ou en robes légères. Tout ce luxe de bois vernis des cabines de première classe et de la grande salle du bal qui embarque désormais les plus riches dans le vortex de ces années que l’on dit folles. Tout cela, c’était l’obstination d’un luxe qui ne voulait pas mourir, mais ce n’était pourtant plus notre temps. Et ce que le cinéma nous révélait, après la photographie, c’était la puissance du détail, les contretemps intensément rythmés de ces pièces mécaniques que des lampes éclairaient maintenant sur le pont pour qu’elles puissent remplir leurs fonction – une beauté nouvelle que la lumière du jour empêchait de voir.
Il se sentit réconcilié avec lui-même, car il venait de retrouver l’artiste corseté dans la figure de l’ingénieur-urbaniste de la ville qu’il devait incarner sur le Patris, et il demeura encore de longues minutes sur le pont, le cœur libre. Il pensait au cinéma. Celui-ci nous met certes en présence d’une réalité qui passe et se déplace sous nos yeux selon son rythme propre, mais l’image cinématographique n’est-elle pas en train d’appareiller aussi nos sens pour un autre voyage que celui que nous faisons tous les jours dans le monde ordinaire que nous traversons ? Le cinéma n’orchestre-t-il pas déjà, dans les coulisses du réel, le battement artériel de la ville à venir ?
Il se remémorait sa rencontre avec Eisenstein, quelques années auparavant, en 1928. Et il se disait que ses montages photographique, qu’il aimait révéler, puis séquencer pour se distraire de ses plans d’architecte dans son laboratoire, étaient comme un retournement du cinéma vers ses origines, vers tous ces arts qui, des figures rupestres de Lascaux, que les hommes préhistoriques avaient animées au moyen de leur torche pour conjurer la peur que les bêtes représentées leur inspirait, jusqu’à la photographie, en passant par ces musiques pour l’œil qu’avaient été les anciens tableaux rouleaux chinois, ne cessèrent de conjuguer la successivité et la simultanéité au service croisé de la représentation des événements et, parfois, de l’événement de leur représentation (ainsi de cette peinture de Tolède par Le Greco, qui fascinait tant, il s’en souvient, son ami russe – Tempête sur Tolède).
Entre tous ces arts, le cinéma était comme en sustentation par-dessus le temps historique, en attente de sa venue. La caméra, dans ce cas, c’était l’arme du chasseur-cueilleur de notre temps, qui n’aurait qu’à se retourner sur le chemin de son origine, qu’à tourner autrement son regard vers les étoiles, vers les choses communes, à baisser ou à lever les yeux vers tel détail d’une machine, d’une écoutille, d’un moteur, d’un fragment de central téléphonique ou d’engrenage comme l’avait fait un autre pionnier, Dziga Vertov, pour y découvrir le secret d’une architecture à venir. En somme, le cinéma, qui s’était tenu depuis longtemps sur les starting-blocks de l’histoire des arts, opérait comme un immense flash-back qui redessinait l’ancienne carte de tous les territoires de cette histoire, qui ne les avait que trop réifiés et congelés en grandes périodes stylistiques. Et plus aucun art, pas même le premier d’entre eux, l’architecture, n’en sortirait indemne, car à travers l’œil de la caméra, la promenade architecturale dans l’Acropole, que Choisy avait si bien décrite se donnerait désormais à vivre et à voir autrement. Elle allait se déplier en une séquence d’autant plus dynamique qu’il était resté immobile dans son fauteuil.
Et il en éprouvait plus profondément encore dans tout son corps et sa conscience en apesanteur, la profondeur, en l’arpentant depuis l’immobilité de ce fauteuil, que s’il l’avait arpentée réellement de son pas irrégulier, et avec cette attention distraite que l’on prête, dans la chaleur de l’été, aux pierres des commencements.
Il avait fallu le génie d’un Serguei Eisenstein, pour passer à l’acte filmique même de ce re-montage des arts, et pour redéplier dans l’après-coup de son geste, toute cette histoire et la rembobiner dans une lumière nouvelle, projeter sur son mouvement obscur un éclairage neuf, impossible avant le montage cinématographique. Ainsi, Eisenstein, avait redessiné cinématographiquement l’histoire si contrariée des décors de la papauté, ou avait revisité, à l’unisson avec celle qui émane des tableaux de Van Gogh, la peinture du Greco, pour en déchiffrer enfin l’énigme irrésolue avant le cinéma.
Le souvenir heureux de cette rencontre en 1928 lui revenait maintenant plus précisément en mémoire. Il s’était décidé à lui rendre visite à Moscou, peu de temps après la conception de ce bâtiment qui l’avait rendu célèbre dans cette ville et ce pays : Le Soyouz, en 1926. Les deux hommes se reconnaissaient depuis longtemps à distance, même s’ils ne se connaissaient pas encore. Et il revoyait l’accueil qu’on lui avait réservé alors, sa rencontre avec les sommités du monde de l’art et de l’architecture de Russie. En remerciement, il lui avait offert un ouvrage qui comprenait son essai Esprit de vérité, avec une dédicace soignée : « À M. Eisenstein cette dédicace d’après Potemkine et La Ligne Droite. Il me semble penser comme M. Eisenstein lorsqu’il fait des films. Esprit de vérité, une couche de badigeon, deux chapitres qui expriment la même conviction. Avec la plus profonde sympathie et la plus haute considération ».
Bourov, un disciple de Le Corbusier qui s’était rendu célèbre en reproduisant pour La ligne générale, ce bâtiment qu’avait conçu son maître, les avait rassemblés, un jour gris de novembre, à Moscou. Et, sur un banc, la conversation s’était mise en route, au rythme de deux moteurs puissants mais asynchrones.
Moscou, novembre 1928
Le Corbusier – J’ai lu vos récents développements sur le montage, et en particulier ces histoires sans fin d’hommes qui se sont faits, et je me demandais si vous aviez lu le Zarathoustra de Nietzche ? Je vous pose la question, car dans votre idée du montage, je vois un personnage qui se construit, ou se dessine lui-même, et en se dessinant lui-même à partir de lui-même se dessinant dans le creux de sa main, on parvient aux conditions de ce que vous appelez la construction extatique. Presque celle d’un surhomme. Pour mieux vous faire comprendre, vous associez ce dessin à son équivalent verbal que vous trouvez dans ce poème que, dans votre enfance, dites-vous, on vous racontait (je l’ai recopié avant notre rencontre et je vous le relis) :
« Un pope avait un chien
Et il l’aimait
Le chien vola un morceau de viande
Et il le tua
Et en terre il le mit
Et sur sa tombe il inscrivit
Qu’un pope avait un chien
Et qu’il l’aimait
Le chien vola un morceau de viande
Et il le tua
Et en terre il le mit
Et sur sa tombe il inscrivit
Qu’un pope avait un chien
Et qu’il l’aimait… »
Je vous ai apporté ce dessin pour que vous me le commentiez, Eisenstein.
Eisenstein – Oui mais dans ce dessin, on abouche sur l’infini, mais un mauvais infini, sur cet homme irrésolu qui reste à jamais identique à lui-même, car aucune explosion, aucun bouquet final ne se présente sur le chemin de sa vie (seuls peut-être quelques êtres d’exception peuvent inverser l’effet de cette répétition en révélation, en illumination) ; il semble enfermé en lui-même, ad libitum, comme le pharaon d’Égypte, qui peut se dire : moi-même, je me suis fait… Mais la pyramide finira par être recouverte, ou coiffée par une autre pyramide, plus grande que la sienne. La vie des immortels doit être un calvaire, et c’est cette répétition ad libitum du cycle et des jours sans fin que vous leur annoncez, si vous pensez que la ville peut s’autoproduire par la magie d’une sorte d’architecture générative, conçue ex nihilo, à partir de pièces détachées assemblées au rythme des chaines de montage, en autant de cellules toutes identiques.
Ce dessin, il est en un sens le modèle absolu de la sortie de soi, de l’ek-stase, mais il l’est sur le modèle d’une hallucination produite par une explosion photographiée au stroboscope. Dans ce dessin, ce que j’appelle l’explosion ne se produit pas, comme j’ai voulu qu’elle se produise dans mes films : dialectiquement. Qu’est-ce que l’explosion ? C’est la condition nécessaire à remplir pour que se produise l’authentique effet extatique : la sortie de soi dans ce dessin ou ce poème n’est pas accompagnée du passage à une nouvelle qualité, elle ignore la dialectique, cette résolution des conflits qui définit à mes yeux l’art du montage, tel que je m’attache à le mettre en œuvre dans mes films. On est bien loin ici de la Grèce, de l’Acropole. Celle que vous aimez, vous comme moi, dans la description magnifique qu’en fait Choisy, à travers sa promenade architecturale, et que vous plébiscitez autant que moi, Jeanneret. En ce sens, mon bonhomme self-made man, c’est le contraire de vous, c’est le contraire de moi : votre Zarathoustra, il se prolonge, se métamorphose en surhomme, et vous-même, vous le savez, vous n’avez cessé de vous inventer et de vous réinventer.
La parole jaillissait de la bouche du cinéaste, comme un roulement de tambour, décidée, emportée par son propre mouvement, intarissable. On ne pouvait l’interrompre. Le sourcil de Le Corbusier, d’un air dubitatif, mais curieux, se déliait sous ses lunettes cerclées de noir épais.
Tout est gris et terne chez nous, vous le voyez, et nous habitons cette terre grise, mais justement, le cinéma que je projette est là pour provoquer des explosions, pour rompre le fil du récit et changer le monde, au creux même de la progression des images qui se succèdent. Je veux ménager des ouvertures vers l’inconnu dans les intervalles et les failles de l’espace et du temps – que le spectateur, dans ce déplacement de son regard porté par mes images, vivra comme une aventure de tout son corps.
Comme une autre expérience grâce à laquelle pourrait revenir à la conscience de ce spectateur la mémoire sans âge d’une lumière primordiale. Une lumière qui jaillirait dans l’intervalle insaisissable de temps qui sépare deux images qui se succèdent, comme un contrepoint interne à l’image en mouvement unifiée que nous percevons. Un regard du spectateur qui se déplacerait en même temps que l’objet de son observation, qui se déplace lui aussi. C’est cette musique plastique, d’ordre interne, que je recherche avec ce cinéma muet qui écrit lui-même sa musique. Et cela aussi, c’est une manière de sortie de soi : sortie dans une autre dimension. La plastique du cinéma doit retentir.
C’est cette même mobilité du regard sur le monde qui s’ouvre avec le film. Et ce cinématisme, il contient aussi, je le crois profondément, l’avenir de l’architecture. Voilà pourquoi l’architecture et le cinéma ont tant de choses à se dire, même divergentes. Je suis content de vous rencontrer, mon cher Jeanneret. Dans mon Potemkine, par exemple, le dramatisme croissant fait s’épaissir les brouillards, du gris au point du jour dans le port d’Odessa, jusqu’au noir du crépuscule et de la nuit. Le gris argent de la surface de l’eau devient un noir semé de reflets, de lumière éclatante. Le gris semble se dédoubler en surface noire et taches blanches. Les silhouettes portuaires qu’on voyait dans la scène des brouillards deviennent d’abord les figures-statues des matelots de garde, pour s’animer, à l’approche de l’escadre amirale, en une multiplicité d’actions individualisées en quoi se divise le branle-bas de combat du cuirassé : liant les différentes parties du vaisseau – passerelles, canons, machines – avec les hommes, en un seul tout tendu vers le combat. Ici aussi, la pression croissante se résout en explosion, mais au lieu du vacarme attendu des pièces d’artillerie, ce sont les cris de « Frères ! » et les bérets des marins volant en l’air, qui reprennent le thème du meeting de protestations près du corps, jusqu’à son point culminant : le drapeau rouge montant au mât du cuirassé.
Une ville, une maison, un palais, un escalier en mouvements asynchrones, comme dans le monument à la Troisième-Internationale, de Tatline, d’accord ! Et jusqu’à ces accords nouveaux que le cinéma est seul capable d’inventer entre les rythmes désaccordés de ces monstrueux organes mécaniques qui font tournoyer le monde d’aujourd’hui, à l’Est comme à l’Ouest. Mais dans les cellules que vous promettez à ces humains qui arrivent en surnombre, et que vous voulez rassembler dans des immeubles de grandeur conforme, comme vous le dites vous-même, je crains qu’ils ne finissent tous par se ressembler comme se ressemble l’homme du dessin de Steinberg, comme se ressemblent et se rassemblent les termites, les abeilles ou les fourmis : rien ne les aidera à se distinguer, ni destin, ni promesse de renouveau, ni combat, ni forme nouvelle vers laquelle se projeter : seules quelques personnalités rebelles divergeront et émergeront parfois, mais pour converger et rechuter à nouveau dans le vortex de leur vie sans lendemain et s’enfoncer comme dans une tourbière. Du pur espace que le merveilleux passage du temps et le souffle constructiviste de l’Histoire auront bientôt déserté. Extraordinaire séquenceur de machines à habiter que vous êtes, n’oubliez-vous pas les hommes qui les habiteront, Le Corbusier ? Pas de changement de destination, sauf pour éviter les obstacles, pour effacer le doute grossissant comme une loupe, un abcès qui rongera leur vie.
Le Corbusier – Eisenstein, vous vous trompez. Je ne suis pas Mendelssohn, qui assimile directement l’architecture à la nature sauvage, et qui voit sa source en elle, sans transition. Les termitières, c’est lui. La ville qui obéit aux mêmes règles et aux mêmes lois que la ruche, la fourmilière, c’est encore lui, ou parfois Mies Van Der Roe. Pour ma part, je crois au contraire, que « l’homme primitif a arrêté son chariot quelque part, et il décide qu’ici sera son sol. Il choisit une clairière, il abat les arbres trop proches, il aplanit le terrain à l’entour ; il ouvre le chemin qui le reliera à la rivière ou à ceux de sa tribu qu’il vient de quitter…Le chemin est aussi rectiligne que le lui permettent ses outils, ses bras et son temps. Les piquets des tentes décrivent um carré, un hexagone ou um octogone. La palissade forme un rectangle dont les quatre angles sont égaux… la porte de la hutte ouvre dans l’axe de l’enclos et la porte de l’enclos fait face à la porte de la hutte » (1). Le temple, c’est une même démarche : « voyez dans le livre de l’archéologue, le graphique de cette hutte, le graphique de ce sanctuaire : c’est le plan d’une maison, c’est le plan d’un temple. Il n’y a pas d’homme primitif, il y a des moyens primitifs. L’idée est constante, en puissance dès le début. Dès le début, ils usent d’un artifice raffiné, les tracés régulateurs, ces gardes fous géométriques qui autorisent une rime de l’espace. Se fier à l’instinct de la raison, sur les principes élémentaires, produit d’une raison non faussée par les détours et les péripéties de l’histoire. Cette architecture, savante dès son origine, d’une science instinctuelle, elle l’est car c’est au corps humain (le pouce, le pied) qu’elle emprunte ses unités de mesure : les édifices sont à échelle humaine, et s’harmonisent avec lui. Mais aussi, parce que l’homme a été d’instinct aux angles droits, aux axes, au carré, au cercle. Car les cercles, les carrés, les angles droits ce sont les vérités de la géométrie et ce sont des effets que notre oeil mesure…la géométrie est le langage de l’homme (2) ».
D’autre part, il y a toujours, en effet, un centre organisateur depuis lequel habiter la terre, l’espace et le temps ; un centre à partir duquel tout devient possible et sans lequel rien ne saurait advenir, un point d’orgue ou d’origine vers lequel on aime se retourner, et c’est cette disposition originaire, inscrite comme un concept non formulé, mais que les hommes comprennent depuis l’origine des temps, qui distingue mes cellules de celles de Mendelssohn. L’architecture moderne et ses matériaux sont là pour bâtir les villes de demain, et c’est pour sortir l’homme de sa coquille primitive et insalubre que je me bats, contre le désordre de l’ancienne cité, et pour que chacun y trouve sa juste place. Votre extase, c’est le temps qui la gouverne, et la rend possible, la mienne, c’est l’espace qui en ouvre les portes pour y faire entrer le soleil – et y inviter l’ombre à s’y déplacer aussi comme un poisson dans l’eau. Je le sais : vous aussi, vous aimez le verre, l’acier, le béton, mais quand vous les voyez couler ou se refléter l’un dans l’autre à travers les avenues de la grande métropole, ce sont déjà les ruines annoncées du progrès que vous anticipez, par l’un de ces saisissants raccourcis de l’histoire que le cinéma vous autorise, et cette grande liberté dans la conjugaison conflictuelle du passé et du futur que la dialectique vous permet de satisfaire.
Eisenstein – Vous voulez parler de mon Glass house project ?
Le Corbusier – Oui, je connais votre projet de film sur la transparence, ce Glass House Project. Je sais que Chaplin vous soutient. J’ai compris votre idée. Mais vous aussi, vous vous trompez, Eisenstein. Si j’ai tort, vous avez tort aussi, et, peut-être est-ce là notre différence, aurez-vous tort avant moi avec votre Glass House, car cette utopie est annoncée comme un cauchemar, irréalisable (un film a besoin d’un cadre et ne peut se délester dans la transparence infinie du verre des vieilles coordonnées de l’espace et du temps) ; une dystopie en somme, et je pense que vous le savez.
Le Corbusier avait répondu avec une passion agacée qu’on ne lui connaissait que rarement, car il ne s’attendait pas à cet uppercut que lui avait asséné le cinéaste. Surtout qu’il ne lui avait pas caché son admiration pour ses montages si savamment orchestrés. La neige menaçait. Un vent violent se levait, et Bourov sentit l’air glacial filer à grande vitesse à travers la peau de l’homme de la Chaux-De-Fonds : les doux alpages suisses ou même les hauteurs jurassiennes n’ont pas la rudesse des artères moscovites.
Eisenstein, retors, habile, mais gêné par sa maladresse qui se nourrissait de relents idéologiques trop appuyés contre cet homme venu de l’Ouest, ne voulait pas gâcher leur rencontre pour un malentendu. Il savait que Le Corbusier comprenait profondément son cinéma, qui l’émerveillait par la grâce avec laquelle il avait su renouer le fil, comme la cabane de Le Corbusier, des comportements les plus archaïques. Il se reprit avec un sourire qu’approuva discrètement Bourov d’un mouvement de la tête à peine esquissé. La neige se répandait en flocons capricieux sur leurs manteaux noirs. Eisenstein saisit cette occasion comme une chance que les hasards heureux du mauvais temps lui offrait.
Eisenstein – Vous voyez cette neige, qui commence à nous couvrir, vous et moi, mais pas exactement de la même manière. Tous ces flocons sont pourtant identiques, se déplacent à vitesse à peu près constante, mais dans leur course, et surtout dans le mouvement aléatoire de cette course, depuis leur point de formation là-haut jusqu’à leur point de chute ici sur notre manteau, se produit le choc d’une différence subtile dans la manière dont votre manteau et le mien les accueillent.
Sans doute, s’il continue de neiger, nous serons bientôt vous, Bourov et moi, des bonhommes de neige identiques, mais il y a un seuil, un intervalle de temps en suspens dans l’espace, pendant lesquels, une fenêtre est ouverte à l’œil de la caméra, comme une chance à saisir entre les blancs et les noirs, une poussière d’instants.
Et peut-être par dérivation entre le yin et le yang des asiatiques – comme un gris en puissance, mais d’une telle intensité, avec un tel luxe de couleurs retenues, de rythmes et de formes alternées et orchestrées les unes par rapport aux autres et prêtes à éclore, qu’il faut savoir s’en saisir au bon moment – comme d’une nouvelle séquence cinématique…
Le Corbusier – Vos blancs et vos noirs congelés me rappellent vos marins sur le Cuirassé, et mes visions nocturnes de fragments de machines lors d’une traversée de l’océan.
Eisenstein – En effet. Pourtant, Chacun de nos manteaux, y compris celui de Bourov, offre un paysage unique et compose un tableau pointilliste différent, et le tout forme une sorte de musique pour l’œil ; c’est du moins ainsi qu’on les percevrait si on les filmait ou les photographiait, pour former un triptyque, composé des trois photogrammes de nos trois manteaux. C’est cela qu’avaient compris, anticipant le cinéma, les grands artistes de l’Asie des siècles passés, avec leurs paysages assemblés en rouleaux. C’est cette musique pour l’œil que je recherche dans le cinéma. Le changement, l’explosion, dans l’orchestration mécanique de la répétition. Voilà. Vous comprenez Jeanneret ?
Le Corbusier – Oui, je vous suis, sans oublier la ligne horizontale du banc, continue et discrète à la fois, en pointillé entre les images.
En somme, un même accord rythmique les réunissait presque clandestinement, malgré l’opposition des langages de l’architecture et du cinéma, et les divergences sourdement politiques qui avaient affleurées entre leurs discours. Car un même sens du rythme portait leurs ambitions profondes, et les habitaient l’un et l’autre comme à rebours de l’histoire. Des origines jusqu’à nous, architecture ou cinéma, le confort physique et moral – du spectateur comme du citadin – reposait aujourd’hui encore sur le cordon ombilical d’une intelligence tout animale de la clôture et du cadre, sur le partage des rythmes rassembleurs que le cinéma comme l’architecture leur offriraient, comme ils s’étaient offerts aux premiers hommes. Ensemble, ils gouverneraient les orientations spatiales et les mouvements du monde à venir.
Un silence aussi épais que la neige enveloppait maintenant la conversation dans un magma de pensées diffuses qu’ils s’efforçaient de retenir, mais qui infusaient de toutes parts entre les plis de leur conscience engourdie par le froid, se répandaient en échos striés entre les planches de bois sur lesquelles ils étaient assis, et fuyaient comme un rêve s’enfuit, en s’accrochant au réveil et au jour, pour ne pas sombrer dans l’oubli.
Découper, assembler, coller, monter – ces gestes qui venaient du fond des âges revenaient pour se présenter à l’œil de ce spectateur et de ce citadin nouvellement innervés par les images et les rues de la métropole, dont le cinéma était à la fois l’expression et l’expansion. Mais ces gestes archaïques s’effaçaient dans l’illusion de la réalité et la continuité du mouvement de l’image que le temps cinématographique leur offrait en partage comme une grâce.
Pourtant, Eisenstein ne voulait pas oublier ces gestes premiers qui abritaient, plutôt comme un écrin, ou un sanctuaire, la profondeur des temps les plus lointains dans l’intervalle qui séparaient deux images : c’est cette profondeur des failles et des intervalles du temps qu’il avait cherché à nouer au présent de leur effraction sur l’écran des salles obscures, et qui surgissaient, inchangées, dans les mouvements de son Cuirassé Potemkine. Et le Corbusier, quant à lui, ne voulait pas oublier qu’une cabane était une maison, et une maison, un palais.
Ce temps était double, en somme, formé de deux couches inextricablement mêlées, ou comme les deux faces d’une même ligne de partage, l’une concave et l’autre convexe – la face visible, exposée comme un bubon, éminente et souvent tragique, de l’histoire, et la face concave plus retirée, mais tout aussi active dans ses va et vient perpétuels, du mythe : un nœud gordien peuplé de récits voyageurs et de réalités indexées sur les péripéties de l’histoire, et qu’il ne fallait surtout pas trancher. Entre l’architecte et le cinéaste, une forme inédite de la mètis se découvrait à l’horizon de l’esprit nouveau et au miroir des anciens Grecs.
(1) Vers une architecture, p.53.
(2) ibid.
A noter> Deux ouvrages de Norbert Hillaire vont paraître prochainement : art#num@lieu, un ensemble d’essais qui regroupe 30 ans de réflexion sur la création numérique au miroir des anciennes techniques (chez HD-Diffusion, collection Le Bon voisin, dirigée par Marc Partouche), et Abécédaire de la réparation, en duo avec la psychanalyste Dina Germanos Besson (aux éditions Scala). Le texte qui précède est un extrait, remanié, d’un roman en préparation sur le thème de la ville au temps de l’intelligence artificielle.
Image d’ouverture> Le SS. Biancamano, paquebot transatlantique italien construit en 1925 par les chantiers navals Ansaldo à Gênes, aux luxueuses installations art déco pour les passagers de première et deuxième classe, pour faciliter les échanges entre l’Italie et l’Amérique.