Le pogo pictural de Nina Childress

Des crêtes, des poils, des statues en culotte, des Tupperware, Sylvie Vartan en « gueule cassée »… Body Body de Nina Childress est un programme imposant et savamment déstructuré. Un juste dosage de références pop et d’éléments autobiographiques brassés ensemble avec poigne. L’exposition rétrospective, qui se tient jusqu’au 20 août au Frac Nouvelle-Aquitaine, a pour fil conducteur le corps dans sa version la plus indomptée sous les coups de pinceaux d’une artiste que quarante années de pratique n’ont pas assagie.

Nina Childress à Body Body devant sa « Sharon (grosse tête) ».

« Peindre n’importe quoi si l’on veut que la peinture reste un peu excitante », tel est le mot d’ordre de cette artiste qui, toute sa vie, a fui l’ennui comme un péril mortel. Née en 1961 à Pasadena, en Californie, Nina Childress a d         ans les yeux une étincelle d’insolence qui fait fi de tout âge. Elle enregistre à son compteur de plasticienne hyperactive 1081 peintures. Ce qui, rapporté à ses quarante années de carrière, représente une moyenne de vingt-sept toiles par an. Considérant « toute cette matière derrière soi », comme elle le décrit dans une autobiographie non moins iconoclaste par Fabienne Radi*, elle ne sait si elle doit s’en réjouir ou au contraire avoir honte. D’être « dotée d’un surmoi assez fort pour avoir eu l’énergie et le courage de faire tous ces tableaux ».
De la série des savons et bonbons acidulés ou gélatineux aux portraits amochés de stars, le monde de Nina Childress ressemble à s’y méprendre au nôtre. Il en est l’alter ego dérangé, le jumeau diabolique. Sous-entendue dès son titre, le thème du double et du dédoublement dans Body Body est omniprésent. Pour partie, il infuse une énergie singulière propre à la franco-américaine. Eprise de tocades, des engouements bizarres et passagers qui rythment sa vie depuis son plus jeune âge, Nina Childress est naturellement portée vers la loi des séries – obsessionnelle et compulsive. Le cheval à 12 ans, Dallas à 22, les régimes de 15 à 37 ans, l’opéra depuis ses 38… De même, sa pratique artistique consiste à s’approprier des éléments pour une durée plus ou moins brève. Et alors, elle les reproduit sous différents angles, lumières, styles, avec des ajouts ou suppressions, des difformités…
Dissipée à tendance maniaque, Nina Childress procède par listes et cherche à éprouver ses sujets tout en se posant de nouveaux défis formels. Une impulsion spontanée la pousse à produire des copies non-conformes de perruques, de chaises, d’os pour chien… telle une chaîne de production devenue folle. Emblématiques de cette démarche, Body Body expose plusieurs des « bad paintings ». Comme avec le duo Genoux serrés/Bad genoux serrés (2020) à l’acrylique phosphorescente, où sont représentées les sœurs Catherine Deneuve et Françoise Dorléac qui prennent la pose, assises sur ce qui semble être la rambarde d’un bateau de plaisance, les « good » et les « bad paintings » sont deux variations autour d’une même image. La première, en bonne élève appliquée, dans un réalisme – il est vrai – un peu rasoir, et la seconde dite « bad » dans un style « sali », débridé, parodique. Pour Nina Childress, ceci est une façon de « mettre en avant ce qui est déjà là » mais qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir, en forçant certains traits. Ici, des mèches ébouriffées pour Dorléac, là un mascara dégoulinant couplé d’égratignures faciales pour Deneuve. La bonne tenue des deux femmes, genoux serrés et mains jointes en prière, trahit une facette plus sombre, qui coexisterait avec l’image de gentilles filles qu’elles se donnent – qu’on leur impose, ne faut-il pas plutôt dire ?

Bad genoux serrés, 2020. ©Nina Childress, photo MS

L’artiste aux trente coupes de cheveux glane essentiellement ses inspirations dans son environnement immédiat, notamment médiatique. Vedettes télévisées, produits de consommation courante, scènes de films, comme Les Anges déchus, décos d’intérieur et tout ce que couvre tant le spectre de la culture populaire que celui du quotidien le plus prosaïque prennent vie sous nos yeux et font se croiser différentes générations, des années 1980 à nos jours. Nina Childress comprime l’air volatil de chaque époque qu’elle a traversé dans des formes, des couleurs, des objets, des visages connus ou non. Sa vie intime n’est pas épargnée, elle qui est un réservoir de détails et d’expériences si significatives d’être saugrenues ou, inversement, banales. Par exemple : mère en 1992, la maternité devient sa nouvelle obsession. Nina Childress est absorbée, presque dévorée, par cet univers qui s’ouvre à elle. Elle brosse des faciès de gros poupons, traces des hochets et tétines… jusqu’à se lancer dans la réalisation de « tableaux pour bébés » au goût un peu douteux. Ce n’est que le temps passant qu’elle parvient à prendre un peu de recul. Dans Body Body, Nina Childress organise un dialogue entre sa vidéo Dodo – tournée en caméra subjective pour capter son image telle que vue par les yeux de son nourrisson et où on la voit apparaître en « maman gâteuse » selon ses mots – et une peinture de jeune femme en pleurs (Crying, 2014). Sont réunies les conditions d’un face-à-face impitoyable.

Vue de Body Body, à droite Crying, 2014. ©Nina Childress, photo MS

En gestation à la MÉCA depuis deux ans, Body Body est la plus grande exposition que Nina Childress n’ait jamais eue, ni rêvée. « Personne ne s’est vraiment intéressée à mon travail jusqu’à mes 45 ans », assure-t-elle, se remémorant quelques moments de bidouillages existentiels et parfois de doute. Avec la centaine de pièces présentées, la rétrospective met l’accent sur ses œuvres peintes mais aussi ses vidéos. La plasticienne en parle comme autant de « tentatives de survie en tant qu’artiste dans les années 1990 où la peinture est très mal vue ». Ceci nous rappelle que lorsque Nina Childress entame sa carrière artistique, la peinture est un art boudé. Mais elle lui refuse l’étiquette d’art bourgeois. Celle qui a grandi avec des parents amis du couple Christo et Jeanne-Claude à New York, puis à Paris avec une mère qui était du genre « Charlotte Perriand dans le salon mais rien dans le frigo », s’est faite en autodidacte. Ex-chanteuse du groupe Lucrate Milk, elle fait ses classes sur la scène postpunk, trimballant son chevalet de salles de concert en squats. A coup de pigments criards et à gros traits un peu écrasés, elle tire le portrait à la va-vite de ses camarades. Et voilà les figures du milieu alternatif immortalisées avec iroquoise et piercings dans des photos à l’huile.
Plus tard, Nina Childress intègre l’atelier des Ripoulin et devient « sister Ripoulin », seule femme dans la bande de mecs des neufs artistes qu’elle réunit. « Ils m’appréciaient, je crois, pour mon esthétique un peu morbide », s’amuse-t-elle. Ensemble, ils développent une démarche pirate, font des collages dans les rues, dessinent sur des blousons en cuir, réalisent des happenings dans les clubs comme le Rex. La découverte de l’art conceptuel en 1989 marque pour elle un tournant. Les corps disparaissent et laissent place à des motifs abstraits. L’exposition tente de restituer ces différentes périodes et évolutions.

Vue d’exposition. ©Nina Childress, photo MS

Esprit de contradiction oblige, Body Body se visite de gauche à droite et sans respect pour un quelconque ordre chronologique. On y retrouve parmi les tout premiers tableaux de Nina Childress, qu’elle avoue aujourd’hui trouver « très vilains ». Puis viennent les œuvres majeures – comme le diptyque C.Twins (larmes) et C.Twins (poils) des fausses jumelles touffes à l’air – mais aussi des pièces moins connues ou très récentes, voire inédites. C’est l’occasion pour Nina Childress de montrer à quel point elle affectionne ce qui a trait aux imperfections, ratures, malfaçons et autres incongruences. Pour preuve, ces toiles où elle prend plaisir à incorporer des poils, des vrais, à des endroits inappropriés.
Qu’il s’agisse de personnes, d’objets ou de situations, l’idée de subversion n’est jamais loin. La plasticienne s’intéresse, non sans second degré, aux rôles et symboles sociétaux qui sont autant de masques et faux-semblants. Avec elle, le Tupperware se fait totem de la société moderne. Contenant vide, solide mais transparent, véritable boîte-cercueil où les aliments sont enfermés pour ralentir le processus de dégradation et dont le design incarne l’utilitarisme comme l’aseptisation de la vie de tous les jours.
Mais Body Body, c’est avant tout le corps. Les corps. Dans tous leurs états : ravis, morts, éplorés, extasiés, flous, nus, sans visage, juvéniles, décrépis… Ceux qui semblent particulièrement intéresser Nina Childress sont ceux des femmes et leur part maudite. Libido vorace, attitudes provocantes, allure négligée, pilosité hirsute… Bref, tout ce à quoi la féminité au sens traditionnel se refuse. D’inquiétantes à repoussantes, les femmes brossées sans pudeur par Nina Childress sont telles qu’on ne trouve pas de pareilles dans les spots de pub ni parmi les actrices qui crèvent l’écran dans les films à l’eau de rose. Intervient la série de portraits de Sylvie Vartan, qu’on peut lire comme une tentative de soustraire la chanteuse, fantasme masculin des sixties, à son statut de femme objectifiée. Nina Childress l’affuble d’un regard bancal, lui arrange un visage déboîté et couvert de cicatrices. Référence à l’accident de voiture auquel Sylvie Vartan a survécu jeune, mais aussi manière de la rappeler à sa condition non pas de chose mais d’humaine, nécessairement défectueuse et cabossée.

Vue d’exposition. ©Nina Childress, photo MS

Cette idée de faire émerger un physique ingrat, du moins abîmé, en lieu et place d’une femme fatale mais factice, Nina Childress la tire de son expérience personnelle. Elle que les « problèmes de cheveux », « problèmes de sein » et autres défauts de facture ont toujours écartée du sacro-saint idéal féminin. Pour se réconcilier avec son corps, faire « body body » avec lui, elle a appris à tenir ces injonctions à distance. Des œuvres comme Statue Vivante ou Autoportrait en statut de Sisi, dans ce qu’elles ont de perturbant, peuvent ainsi être envisagées comme des points de friction entre vision rêvée et corps tels que la nature les a faits. Pour faire bégayer les standards de beauté et révéler leur caractère absurde, dans la vidéo Parce que je le vaux bien (1998), Nina Childress permute les bandes son de plusieurs publicités pour shampoing. Effet escompté : des films sans queue ni tête drôlissimes pour un monde qui marche sur la tête mais avec un beau brushing.
Point d’orgue de la rétrospective, les trois bustes en bronze Extase (2020). D’abord parce qu’ils sont taillés sur le modèle de Hedy Lamarr, première actrice à jouer l’orgasme à l’écran, les seins pointant vers le ciel. Mais aussi parce que c’est une des premières fois que Nina Childress s’essaie à la sculpture et que le résultat est à la hauteur. Initialement, pour Body Body, l’artiste prévoyait aussi de poster quatre grosses têtes de femme à chaque recoin de la MÉCA, comme des cerbères veillant sur sa collection d’égéries. Dans l’ultime salle, Nina Childress confronte des portraits miniatures de Roman Polanski en « troll vieillissant » à une immense toile de la blondissime Sharon Tate, victime du gourou Charles Manson, qui prend le dessus visuellement, prête à l’écraser. Un corps-à-corps comme sur un ring, des plus électriques. « Il ne s’agit pas d’une réponse directe à #Meetoo mais plutôt d’une envie d’inverser les rôles de façon drôle », confie Nina Childress, s’assurant de ne pas franchir le pas du trop sérieux. Avec elle, même les obsèques (L’Enterrement, 2011) sont subverties en situation porno-burlesque.
Que veut dire « être punk » pour une peintre ? Nina Childress tranche sans hésiter : « ne pas se prendre trop au sérieux et toujours se remettre en question ». Racontant l’anecdote d’un ancien compagnon de fortune qui a tiré une croix sur son passé de blouson noir en brûlant Doc Martens et reliques de concert, mise en scène très loin d’elle, l’artiste concède s’être éloignée assez tôt du milieu. Dans les années 1990, la scène punk comptait peu de femmes, qui n’étaient en outre pas toujours bien accueillies, et elle l’a vite trouvée monotone.
Imperméable aux effets de mode, fidèle à la peinture et sans peur de représenter le quotidien sous son jour le plus trivial : voilà où s’affirme surtout le tempérament rebelle de Nina Childress. Une artiste qui contribue à faire bouger les lignes en imposant son pinceau.

Vue d’exposition. ©Nina Childress, photo MS

*Une autobiographie de Nina Childress par Fabienne Radi, parue en 2021 en prolongement de Body Body.

Contact> Body Body – Nina Childress, jusqu’au 20 août, au MÉCA, à Bordeaux. Le site de l’artiste.

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