Le Peuple qui Manque fait école à Dieppe

Eloge de la fuite, zad en partage et philosophie résiliente, alchimies cinématographiques et passation des savoirs…  « L’École des Impatiences » met au cœur de son projet notre impatience contemporaine, celle qui nous demande de faire face aux défis climatiques, sociaux, et culturels. Sous une tente bédouine, au château de Dieppe du 29 juin au 3 juillet prochain, Le Peuple qui Manque nous donne rendez-vous pour une école buissonnière, décoloniale, désanthropocentrée, vivante et raisonnée.

« Il s’agit bien de cette impatience devant l’urgence », explicitent Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós, les fondateurs de la plateforme curatoriale Le Peuple qui manque et nouveaux directeurs du festival transmanche Diep~haven  qui chaque année faisait la part belle aux débats d’idées, à la pensée contemporaine, aux arts visuels et à la littérature, entre Dieppe et New Haven / Brighton (UK). L’objectif cette année consiste à  fédérer un large public, à travers des projections, concerts, performances, lectures, ateliers, balades végétales, débats et  conférences, autant que d’élaborer collectivement le monde qui vient, accompagné par la pensée des artistes, des intellectuels et des écrivains. Créer une école ouverte,  « sans mur », gratuite, basée à Dieppe en Normandie.

Les rencontres auront lieu en plein air, sur les pelouses du Château de Dieppe, sous une tente d’inspiration bédouine, ainsi que pour une soirée de projections, à Dieppe Scène Nationale. « Avec ce terme d’“école”, nous entendons nous inscrire dans la longue filiation des écoles inventées par des artistes, lesquelles auront cherché, autant à renouveler les modes de transmission, à proposer des formes de pédagogies alternatives qu’à faire communauté, à développer des réseaux d’amitiés et de solidarité », poursuit le duo de curateurs Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós.»

© Langue des oiseaux d’Erik Bullot (2021, 54 min)capture du film. DR

Le 11 mai 2022, la vidéo des discours de huit étudiants lors de la cérémonie de remise des diplômes de l’école d’agronomie AgroParisTech faisait l’effet d’une petite bombe sur la scène publique. En annonçant leur décision de renoncer aux métiers pour lesquels ils étaient désormais formés, ces étudiant.e.s s’en prenaient à leur école et à l’agro-industrie qu’elle soutient, politisant leurs “défections” de ces structures, tout en encourageant leurs pairs à faire de même. Plus récemment, d’autres étudiant.e.s ont à leur tour exprimé leur refus de faire carrière dans une relation non critique avec la technologie.

« Leur destin était bien tracé : de brillantes études, la promesse d’un bon job et d’un gros salaire. Pourtant, rien ne s’est passé comme prévu »tel est le pitch de Ruptures, le film d’Arthur Gosset (2021) qui sera projeté samedi 1erjuillet de 13h 30 à 14h30. Témoin du bouleversement qui touche les Grandes Ecoles, Arthur Gosset co-fondateur de Together For Earth, une association étudiante dédiée à la transition, comptant aujourd’hui près de 50 pôles partout en France, réalise Rupturesen 2021 ; le film élu coup de cœur du jury au Festival International du Film Ecologique et Social de Cannes, à sa sortie. Partout en France, des collectifs tentent de construire des points de rencontre pour les fugitifs. De la Zad de Notre-Dame-des-Landes aux écoles d’architecture ou d’agronomie, les initiatives se multiplient pour ouvrir l’horizon aux décrocheurs.ses potentiel.le.s. Et pour amorcer le débat méditons sur  l’allégation du collectif désert’heureuses, pour qui la fuite n’est plus une simple désertion mais une nouvelle stratégie de lutte. « La désertion n’est pas tant une défaite qu’une façon de se débarrasser de l’élément grégaire qui est en nous », écrivait encore, récemment, Dénetem Touam Bona dans son essai Sagesse des lianes.Toute une cosmopoétique du refuge !

Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022 – 11 mai 2022

Eloge de la désertion

La journée de samedi 1erJuillet – pour ne dévoiler que celle-ci-  sera dense et sous le signe de l’organisation de la fuite : adultes et enfants pourront commencer dès 10 H 30 avec l’atelier de production collective d’images « ZAD partout » à l’appel de l’architecte Xavier Wrona, un appel sous forme de questionnement : faut-il penser une myriade de ZADs en retrait du capital, ou au contraire une grande ZAD capable de se substituer au capital. Maître de conférence à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Etienne, Xavier Wrona est co-créateur et administrateur de l’association Après la révolution qui s’applique à transposer la pensée architecturale vers d’autres objets que la production de bâti, or il avait également créé l’agence Est-ce ainsi (2006-2017) qui s’efforçait à recentrer la pratique architecturale sur ses conséquences politiques …

Pour le philosophe et enseignant-chercheur, Alexandre Monnin (de 14h30 à 15h15) cela ne fait aucun doute, il faut politiser le renoncement, l’organiser – pas seulement à l’échelle individuelle, mais aussi à l’échelle de ce qu’il nomme les « communs négatifs » : comment l’humanité, c’est à dire 8 milliards d’individus dont la survie dépend d’une organisation sociale et d’infrastructures qui ne pourront être indéfiniment maintenues, peut-elle continuer d’habiter la terre ? L’auteur de Politiser le renoncement (Divergences 2023), est également celui d’une thèse sur la philosophie du Web. Après 15 années passées dans le numérique, Alexandre Monnin réfléchit depuis 7 ans aux enjeux de la redirection écologique, il est notamment co-auteur de Héritage et Fermeture avec E. Bonnet et D. Landivar, (Divergences, 2021), ainsi que de l’Ecologie du Smartphone (avec Laurence Allard et Nicolas Nova, aux éditions Le Bord de l’Eau en 2022). Son intervention proposera des pistes ancrées dans des chantiers ouverts sur le long terme.

©Zad Partout, Xavier Wrona. DR

De 15h15 à 16h, partant du constat que le capital met toute la nature au travail, y compris les ressources souterraines, les éléments naturels mais surtout les vivants dans leur ensemble, le philosophe Paul Guillibert, enseignant-chercheur en philosophie de l’environnement au centre Arcadie (Anthropocène, Utopie, Histoire) de l’université de Namur et auteur de Terre et capital sous-titré « Pour un communisme du vivant »(Editions Amsterdam, 2021), prendra la parole, pour développer l’hypothèse d’une “composition écologique” du prolétariat (évoquée par Léna Balaud) à l’aune d’alliances interspécifiques susceptibles d’ouvrir de nouveaux imaginaires de résistance.

Une table ronde animée par le journaliste, Jean-Marie Durand, chef de la rubrique « livres » à Philosophie Magazine et lui-même auteur de  plusieurs essais  (Homo Intellectus, enquête hexagonale sur une espèce en voie de réinvention  (La Découverte, 2019) ; 1977, année électrique (Robert Laffont, 2017) ;  Le cool dans nos veines, histoire d’une sensibilité (Robert Laffont, 2015) réunira les deux philosophes et le public de 16h à 17h30 « Déserter, Renoncer, Fuguer : bifurquer en temps de bascule écologique, apparait désormais comme une des réponses les plus élaborées de notre époque et l’invention d’une grammaire pour des temps futurs. Fuir, ce n’est pas se mettre en fuite, mais au contraire faire fuir le réel, opérer une infinité de variations pour déjouer tout embargo.»

A méditer et débattre non pas pour créer des « Mondes Nouveaux » mais pour faire perdurer le nôtre avec les artistes, les musiciens, les architectes, poètes et cinéastes … dès le jeudi 29 juin et ce, jusqu’au lundi 3 juillet. Tout le programme est en ligne ici !

El nido del sol – Colectivo Los Ingrávidos © DR

Alchimie cinématographique

Des films d’auteur(e)s et des documentaires de création clôtureront notamment la journée du samedi dans la grande salle de la Scène nationale de Dieppe (à partir de 20 H 30) en présence du cinéaste et poète Elio Della Noce, co-auteur avec Lucas Murari de Expanded Nature : Ecologies du cinéma expérimental (Light Cone, 2022) dont les recherches se focalisent sur une écocritique du cinéma d’avant-garde.

Seront projetés, Ancestral de Luiz Roque (2016, 5 min) ou l’étrange et majestueuse déambulation du tamanduá bandeira (grand tamanoir), Langue des oiseaux d’Erik Bullot (2021, 54 min) une tentative de décryptage des modes de communication d’une espèce  qui nous est proche, Forest Song de Karel Doing (2022, 4 min) ou comment les peuples Saramaca (libérés du joug de l’esclavage) parviennent à s’adapter intelligemment au milieu complexe de la forêt tropicale par la fusion de leur héritage africain et un savoir acquis localement…

« Après quelques tentatives de réappropriation des médias et de la production cinématographique à travers les coopératives cinématographiques expérimentales dans les années 1970 (telles que la New York Filmmaker Coop, la London Filmmaker’s coop, la Paris Film Coop, etc.) nous expliquent le curateur*, une histoire parallèle du cinéma expérimental est en train d’être redécouverte, une contre-histoire dans la contre-histoire : une écologie du cinéma qui envisagerait, dans le même temps, des modes alternatifs de production et de diffusion du film, des manières de faire autrement communauté, et où les végétaux eux-mêmes deviennent les matériaux sur lesquels l’action crée une composition visuelle.»

La plante devient une « surface d’impression », un support pour faire des images, et la plante devient aussi un « produit révélateur » : le film Phytography de Karel Doing (2020, 8 min) par exemple documente une technique-contact inventée depuis 2016 qui consiste après avoir plongé des végétaux dans une solution photosensible environnementale neutre, à les placer en contact avec de la pellicule ou du papier photosensible. Seront projetés deux autres films qui s’inscrivent dans ce courant de co-création humaine avec la nature : El nido del sol (2021, 5 min) et Sun Quartet partie 1 : Sunstone, (2017, 8 min) du collectif de cinéma mexicain Los Ingrávidos fondé en 2012 pour démanteler « la grammaire audiovisuelle commerciale et corporative et son idéologie intégrée ». Ils mettront notamment en exergue les manifestations et le travail de la terre et du ciel, dans des explosions de sons et d’images qui visent à « décoloniser les façons de voir le monde ». Leurs expérimentations pour le moins radicales combinent supports numériques et analogiques, interventions sur des documents d’archives, mythologie, protestations sociales, agit-prop et poésie documentaire pour produire des images, à la fois visuelles et auditives, s’inspirant des avant-gardes historiques et de leur engagement à utiliser à la fois la forme et le contenu « contre des réalités aliénantes ». C’est entendu, l’avant garde cinématographique ne se projette plus à Cannes ni à Deauville mais  à Dieppe !

Phytography de Karel Doing (2020, 8 min) DR

*Titulaire d’un doctorat en Arts à L’Université d’Aix-Marseille, Elio Della Noce a notamment co-programmé avec Emmanuel Lefrant une série de projections/rencontres au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris :  « La nature élargie – Perceptions non-humaines  » (2022-2023), incluant un cycle de discussions interdisciplinaires.

Retrouver sa nature

Mais voici d’ores et déjà quelques pistes écoféministes,quelques postures pour le futur, pour un lâcher prise, un entrée en résonance avec la nature, la sienne propre et celles des lieux que l’on habite : La journée du 29 juin débute de 13h à 14 H 30 avec une projection-performée par l’artiste franco-tchèque Catherine Radosa : « depuis sa découverte du site paysager identifié sous le nom Triangle de Gonessecomme lieu de résistance à l’urbanisation, en 2017, Catherine Radosa s’est attachée tant aux lieux qu’aux rythmes saisonniers et aux acteurs de la résistance aux appétits dévastateurs de la mégalopole, nous dit-on. Elle raconte les personnages et les situations, les spéculations et les confrontations, ses perceptions et sensations paysagères comme humaines, dans une chronique parlée filmée. » A découvrir ! Puis l’herboriste Clémence Hollemaert nous emmènera dans une balade végétale à la recherche des plantes sauvages comestibles, présentes à Dieppe. Rendez-vous devant la tente du festival à 14 H 30 ! C’est sans danger : dotée d’un master de Relations Internationales avec un intérêt porté sur les enjeux de sécurité alimentaire mondiale, Clémence Hollemaert s’est reconvertie dans la permaculture et décidait de se (ré)implanter dans sa Normandie natale !

©Catherine Radosa Campagne-de-Paris-paysage-triangulaire. DR

A 18h 30, c’est la chute libre avec un concert du collectif Rotule au Cabaret la sirène à barbe, où nous sommes tou.te.s convié.e.s, 3-5 Place nationale à Dieppe, pour une improvisation musicale centrée autour de l’ivresse sonore, de la répétition frénétique et infinie de rythmes, de battements, de pulsations, de textures, de bruits et de corps en mouvements…

La journée du vendredi 30 Juin s’inscrit sous le signe d’ateliers participatifs, visant l’expérimentation de formes d’écriture singulières avec l’autrice issue des Beaux-arts de Lyon, Stéphanie Garzanti : « Il s’agira d’imaginer un texte à l’orientation poétique, théorique, politique, romanesque, annonce celle qui publiait cette année Petite nature(dans la collection Sorcières aux Éditions Cambourakis). »  Tandis que l’artiste Paula Valero Comin, mènera une Assemblée écoféministe pour non-adultesdont le travail graphique mené avec des jeunes dieppois et Ukrainiens, clôturera la journée par une déambulation dans l’espace public à 20h : rendez-vous devant le 1 Quai Henri IV, 76200 Dieppe !

Mais dans l’après-midi  c’est sur la pelouse du château que se passe l’action : de 16h30 à 17h30, l’artiste, performeur·euses Rose Mahé Cabel nous propose une mue en créature arachnide ; l’araignée faisant partie des puissances du seuil, dont elle partage l’ambivalence et la verticalité, dans un cycle, Weaving mutation, composé d’installations-et performances : « malicieuse et insaisissable elle se situe toujours dans l’entre-deux des mondes qu’elle met en rapport. Par sa toile, elle retient l’ensemble de ce qui a été, mais déroule aussi l’écheveau infini des versions possibles d’une histoire. » nous rappelle l’artiste également dragqueen, Rose Mahé Cabel. » Tout un art de l’enchevêtrement !

©collectif Rotule. DR

 

Compléments d’information >

Sont conviés à L’École des Impatiences, Simona Dvorák & Tadeo Kohan, curateurs et historiens de l’art, Elio Della Noce, cinéaste et poète, Jean-Marie Durand, journaliste art, idées, médias, Paul Guillibert, philosophe, Stéphanie Garzanti, autrice, Clémence Hollemaert, paysanne-herboriste en permaculture, Rose Mahé Cabel, artiste, performeur·euse non binaire, Patrice Maniglier, philosophe, Mohamed Amer Meziane, philosophe, Alexandre Monnin, philosophe / Corinne Morel Darleux, autrice, essayiste écosocialiste, Fatima Ouassak, politiste et militante écologiste, Catherine Radosa, artiste, Collectif Rotule, artistes sonores, Paula Valero Comin, artiste, Xavier Wrona, architecte. Seront également présentés les films de : Erik Bullot, Filipa Cesar & Sónia Vaz Borges, Jean-Michel Carré, Karel Doing, Arthur Gosset, Colectivo Los Ingrávidos, Luiz Roque.

L’École des Impatiences, du 29 juin au 3 juillet à Dieppe : programme complet

En partenariat avec le Foyer Duquesne, l’Hotel Aguado, la librairie La Grande OurseRN13bis, l’Université Paris VIII (équipe TEAMeD)

Visuel> ©Mangrove, school de Filipa Cesar et Sónia Vaz Borges. DR

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