La résilience par le dessin
de Naoko Majima

Mal connue en France, la Japonaise Naoko Majima (76 ans) a pourtant bousculé le monde de l’art dans son pays natal avec ses puissantes fresques tracées au crayon qui ont poussé ses pairs à réévaluer la place du dessin. Une puissance qu’elle doit aussi à son extrême sensibilité aiguisée par les drames émaillant sa vie et que la Pierre-Yves Caër Gallery nous invite à découvrir dans l’exposition rétrospective Jigokuraku programmée jusqu’au 27 juin.

Sur les murs de la galerie se déroulent, et souvent en très grand format, des paysages mystérieux et inquiétants dont on ne saurait dire s’ils sont végétaux ou intérieurs. Des paysages en monochrome ou couleurs chaotiques mais toujours foisonnants d’éléments et de rythmes. Leurs formes évoquent à la fois des plantes, des cellules, des fluides corporels, des réseaux nerveux, parfois même des crânes, des barbelés et des armes, comme un écosystème total réunissant vie matérielle et spirituelle, nature et culture, ou encore naissance et dégénérescence. Ces paysages, Pierre-Yves Caër nous explique que Naoko Majima les a en fait produits à l’image que l’artiste se fait de la vie – c’est-à-dire fragile, parsemée d’épreuves, douloureuse, mais aussi très excitante.

Brain Drug, 2018.

Quand elle avait 15 ans, Naoko Majima a été témoin du typhon Vera qui a tué plus de 6 000 personnes sur l’île de Honshu où elle habitait alors. De cet événement, semblent avoir jailli deux certitudes ayant marqué l’ensemble de son travail artistique : la proximité de la mort, mais aussi les ressources extraordinaires que l’être humain peut trouver en lui-même pour affronter les catastrophes et survivre. C’est de cette ambivalence dont il est question avec l’exposition Jigokuraku, expression créée par l’artiste en jouant sur l’opposition entre enfer (jigoku) et paradis (gokuraku), et qui a quelque chose de l’ordre du parcours initiatique. L’artiste envisage toujours ses dessins comme la représentation d’un état intérieur, ne distinguant pas l’acte de vivre et celui de créer. Hantée par la vision des cadavres héritée de son enfance, puis par le souvenir de son mari, Tetsumi Kudo, qu’elle a accompagné dans la maladie et jusqu’à son décès en 1990, l’artiste émaille ses œuvres de nombreux symboles macabres. Dans certaines, à la limite de l’abstraction, des têtes de mort se révèlent en anamorphose entre les traits de ses dessins tandis qu’elle utilise parfois en guise de support du tissu gaze, matériau dont on se servait pour recouvrir les corps des soldats américains tombés au Vietnam.

Créer comme on combat
Si l’on perçoit fortement l’angoisse qui hante l’imagination de l’artiste et qui continue de guider sa main sur le papier, ses œuvres sont aussi la source de la force qui lui permet d’affronter l’absurdité de la vie et d’exorciser la douleur comme le traumatisme, évoquant elle-même l’expression artistique comme un « combat ». Dès lors, Naoko Majima se sert de ses productions pour remettre de l’ordre dans le chaos. L’absence de point focal dans ses dessins retranscrit par exemple une idée d’humilité et d’horizontalité, des notions essentielles pour elle qui considère que les catastrophes humaines arrivent souvent quand les hommes croient dominer les autres. Aussi, elle y représente les mystères de la vie qui, quand ils ne l’effraient pas, la fascinent. C’est le cas avec la série de toiles Brain drug, inspirée de recherches en neurosciences qui ont décelé l’existence d’une hormone que secrète naturellement le cerveau humain au moment précis de la mort et qui aurait la propriété d’instiller une sensation de réconfort…

Brain Drug, 2017.

En exposant le travail de Naoko Majima dans toute sa diversité, la Pierre-Yves Caër Gallery rend compte d’une pensée complexe qui envisage la vie sous tous ses aspects, par ses tragédies mais aussi par le caractère sublime et tout-puissant de la nature qui dépasse toutes les problématiques humaines. Un rapport au monde qui se dévoile, teinté d’optimisme, et qui réactualise le genre de la vanité, car il est moins question de vacuité de l’existence que de ressources. Naoko Majima préfère visiblement rappeler à l’homme la responsabilité de ses actes en confrontant avec humour dans un diptyque en techniques mixtes les termes « Kalashnikov » et « Bella Ciao », évoquant d’une part la haine et d’autre part la résistance et la liberté dans l’inconscient collectif.

Une pratique du dessin transcendée
En 2001, quand il décerne à Naoko Majima le Grand Prix de la 10e Biennale d’Art Asiatique à Dakka, au Bangladesh, le jury récompense une œuvre qui « transcende la pratique du dessin ». En effet, Naoko Majima a toujours entretenu un rapport organique à l’art qui dépasse les enjeux de techniques. La force vitale qui anime sa créativité, elle la déploie aussi par le biais de la variété des matériaux dont elle use. Comme pour marquer les différentes épreuves qui ont traversées son existence, l’artiste est en réinvention constante de son art, ne se suffisant pas d’exploiter une technique unique jusqu’à atteindre un degré de maîtrise parfait mais passant au contraire à la suivante au gré des occasions. Une démarche à l’image de la vie, jeu constant de renouvellement de soi et d’adaptation à son environnement. L’artiste alterne et progresse d’une technique à une autre – collage, acrylique, pastel… Citons, notamment la série de petits dessins au crayon 6B lancée au chevet de son défunt mari qui initie les grands formats directement au sol. Agenouillée sur le papier comme en transe, Naoko Majima parvient à appliquer sa vision d’un art sensible de l’immédiateté.
Quand elle crée, l’artiste s’investit intégralement. Souvenirs, larmes, libido, chair… elle se donne entière et s’allège. De là, les œuvres tiennent leur puissance, accueillant une énergie vitale singulière et par endroit morbide. Des œuvres qui, en transcendant la pratique du dessin, ont fait évoluer la perception qu’en avaient les critiques d’art des années 1990 au Japon en l’imposant comme forme d’expression artistique à l’instar des autres. C’est ainsi qu’en toute humilité Naoko Majima a servi le dessin.

Jigokuraku, crayon sur papier, 2005.
Contact

Naoko Majima – Jigokuraku, jusqu’au 27 juin à la Pierre-Yves Caër Gallery.

Crédits photos

Image d’ouverture : Brain Drug, 2019. ©Naoko Majima, courtesy Pierre-Yves Caër Gallery. Les autres photos ©Naoko Majima, courtesy Pierre-Yves Caër Gallery

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