Espace à cinq voix à la Fondation Beyeler

Elles sont nées en Angleterre, en Australie, en Ecosse, au Portugal ou en Suisse, vivent à Bâle, Berlin, Londres ou Los Angeles, et s’expriment par le biais du dessin, de l’installation sonore ou encore de la sculpture. Leonor Antunes, Silvia Bächli, Toba Khedoori, Susan Philipsz et Rachel Whiteread ont néanmoins toutes en commun une exploration singulière de la notion d’espace et de son caractère réputé imperceptible. Réunies de manière inédite dans le cadre de l’exposition Resonating Spaces, proposée par la Fondation Beyeler à Bâle, leurs œuvres composent cinq univers bien distincts tout en nouant un dialogue subtil et sensible, entre elles comme avec l’architecture du lieu conçu par Renzo Piano. « Le titre de l’exposition s’appuie sur la richesse sémantique des deux termes anglais resonating et resonance, qui font référence tout autant au phénomène physique qui produit un son qu’à l’évocation d’images, de souvenirs ou d’émotions, précisent la commissaire de l’exposition Theodora Vischer et le directeur de la Fondation Beyeler Sam Keller dans l’avant-propos du catalogue. Cependant, l’exposition ne s’intéresse pas tant à une approche thématique de l’espace, qu’à cinq artistes dont les œuvres nous permettent d’expérimenter des significations, des situations ou des faits – autant de choses habituellement non perceptibles, mais qui dans chacune de leurs œuvres sont présentes de manière spécifique et concrète. »

The Wind Rose, Susan Philipsz, 2019.

Une voix de femme, claire et douce, s’élève dans le foyer du musée ouvrant sur la librairie comme sur les divers espaces d’exposition ; elle chante a cappella une ballade anglo-saxonne. Le visiteur curieux suspend le geste en cours, tend l’oreille, cherchant à comprendre tout en se laissant volontiers imprégner par la mélancolie qui gagne l’atmosphère, et le sentiment étrange d’assister à une incursion de l’intime dans la sphère publique. Filter est une œuvre sonore signée Susan Philipsz. Présentée pour la première fois en 1998 dans une gare routière de Belfast, en Irlande du Nord, elle y était activée tous les quarts d’heure, via le système de diffusion des annonces. « J’avais choisi ce lieu car il n’était jamais bondé ni grouillant d’activité, au contraire, et que les gens semblaient juste attendre d’être ailleurs, explique l’artiste écossaise. Je m’étais enregistrée chantant quatre chansons pop qui évoquaient les thèmes de la nostalgie et de l’évasion : Who Loves the Sun des Velvet Underground, Airbag de Radiohead, Jesus Don’t Want Me For a Sunbeam des Vaselines et As Tears Go By des Rolling Stones. » Formée à la sculpture – elle se considère comme une artiste visuelle –, s’intéressant à l’histoire et à l’architecture, Susan Philipsz a entrepris d’explorer les propriétés plastiques du son il y a une vingtaine d’années. A Bâle, elle présente une seconde installation, créée pour l’occasion : The Wind Rose (2019) est composée de douze haut-parleurs, accrochés le long de deux murs se faisant face dans une grande pièce ouvrant sur le jardin de la Fondation Beyeler, qui diffusent des musiques émanant de conques de diverses origines. L’idée de ces enregistrements est née lors de recherches menées par l’artiste autour de la représentation du vent dans l’art, et plus particulièrement de la découverte d’une carte du monde, Typus universalis, signée Sebastian Münster et imprimée à Bâle en 1550, tout autour de laquelle ont été dessinées douze têtes figurant autant de vents identifiés à l’époque. A chacun d’eux, Susan Philipsz choisit d’associer un son, produit par un coquillage spécifique. A ces sonorités insolites, évoquant tour à tour un appel lointain ou une plainte, fait écho le mouvement des branches agitées par la brise de l’autre côté de la paroi vitrée bordant la salle.

Détail de l’installation signée Leonor Antunes.

Outre l’attention particulière portée à l’architecture dans laquelle viennent s’insérer leurs œuvres, Susan Philipsz et Leonor Antunes partagent une même volonté d’impliquer le visiteur, dont la déambulation se fait tout simplement nécessaire. « C’est important pour moi de bien connaître le contexte, l’environnement du lieu où j’expose, d’en prendre la mesure avant de préparer tout projet, explique Leonor Antunes. En l’occurrence, j’ai été très influencée par la présence de ce merveilleux jardin que l’on aperçoit à travers la baie vitrée – j’ai voulu composer un jeu entre intérieur et extérieur –, ainsi que par le propos même de l’exposition, l’idée de transition qu’il contient, le fait d’aller d’un espace à un autre, chacun ayant sa singularité mais tous formant un ensemble cohérent. De la même manière, la vingtaine de pièces réunies ici ont toutes leur histoire propre, mais existent également en tant qu’ensemble. La notion de passage est donc pour moi très importante, ainsi que celles d’absence et de présence, communes à nos travaux respectifs. » Bois, corde, cuivre, rotin, verre ou encore cuir sont autant de matériaux utilisés par l’artiste pour réaliser ses sculptures, pour beaucoup verticales, s’élevant depuis le sol ou suspendues au plafond. Connue pour ses vastes installations se référant à des thèmes et à des grands noms de l’architecture, du design et de l’art des XXe et XXIe siècles, Leonor Antunes s’est notamment inspirée ici d’une gravure d’Anni Albers (1899-1994) pour couvrir le sol d’un linoleum jaune parsemé de motifs géométriques gris et noirs (altered double impression III, 2019). « Il y a une succession de couches dans mon travail, reprend la plasticienne. Des connexions, des dialogues s’instaurent entre certaines sculptures ; elles ne sont jamais présentées seules, elles forment un tout et activent l’espace qui les entourent ensemble. » La part essentielle jouée par la verticalité et l’horizontalité dans ses recherches confère par ailleurs à la ligne le statut de concept clé de sa pratique.

Dessins signés Silvia Bächli.

Concept central également chez l’artiste suisse Silvia Bächli qui, elle aussi, a besoin de prendre la mesure des caractéristiques spatiales d’un lieu avant d’y montrer ses dessins, chaque monstration relevant selon elle davantage d’une installation que d’un accrochage. L’interaction entre les œuvres, les contours de l’image, le support de papier et les murs blancs de la salle d’exposition est chez elle d’une importance capitale. Tracées au pinceau, à la brosse ou au crayon, sur petit comme grand format, s’étirant en larges ou fines bandes de couleurs soutenues ou délavées, ou encore le long d’un maillage plus ou moins serré, les lignes inlassablement dessinées par Silvia Bächli jouent avec le grain du papier, le vide de la feuille blanche pour mieux s’approprier l’espace, en souligner les silences et en révéler les composantes. « Une simple ligne peut raconter toute une histoire, confiait-elle en juillet dernier à Theodora Vischer*. Quel est son point de départ ? Entre-t-elle en contact avec une autre ? De quelle manière ? Une ligne peut être un trait régulier, mais elle peut aussi être erratique ou maladroite. (…) Les lignes peuvent prendre toutes les teintes, et révéler toutes les élans gestuels : elles sont mes actrices ; elles donnent voix à mes créations. » Ces dernières puisent leur inspiration dans la vie de tous les jours, les rencontres qu’elle abrite, les observations qui en résulte, les souvenirs qu’elle ravive.

Série Untitled, Rachel Whitehead, 2019.

Le quotidien, et plus particulièrement les objets qui le peuplent de façon telle qu’ils échappent totalement à l’attention – meubles, appareils ménagers, espaces de vie, dont elle fait des moulages puis des sculptures pour en révéler l’intérieur –, occupent le cœur de l’exploration plastique conduite par Rachel Whitehead. L’installation que la Britannique présente à Bâle évoque un décor de théâtre : devant un immense tableau conservé en dépôt à la Fondation Beyeler, Passage du Commerce-Saint-André (1952–1954) de Balthus (1908–2001) – peintre ayant marqué l’artiste lorsqu’elle était étudiante : « C’était quelqu’un que j’adorais détester*. » –, se dresse une imposante et inquiétante armoire noire en plâtre (Wardrobe, 2019), tandis qu’au mur opposé sont accrochées six tableaux en relief et papier mâché (Untitled, 2019). Chacun d’eux, dans ses motifs et teintes, fait référence à l’une des fenêtres représentées à l’arrière-plan dans la toile de Balthus. Une atmosphère étrange règne dans la salle qui rend perceptibles des bribes de la conversation nouée entre elles par les œuvres.

Toba Khedoori
Untitled (buildings/windows), détail, Toba Khedoori, 1994.

D’une fenêtre l’autre, passons à celle ouverte sur le monde, mais aussi celle(s) représentée(s), par Toba Khedoori : des centaines d’entre elles sont ainsi minutieusement alignées sur d’immenses surfaces de papier (Untitled – buildings/windows, 1994) ; plus loin, un ensemble de fauteuils de théâtre (Untitled – seats, 1996) ou un périmètre grillagé (Untitled – chain link fence, 1996), dépouillés de leur contextes respectifs, habitent eux aussi de leur intense présence un support démesurément grand et ciré. Quand elle ne dialogue pas au crayon avec le vide de la feuille, l’artiste australienne produit un travail à l’huile sur lin, dense et ultra réaliste, à l’image de ce paysage de montagne croqué en d’infinies nuances de noir et blanc (Untitled – mountains 1, 2010-2011). A la fois fourmillant de détails et de facture très épurée, les œuvres de Toba Khedoori jouent avec les échelles et les perspectives, les gros plans et les distances, troublant la perception du spectateur qui tour à tour, et à maintes reprises, s’approche puis recule. Bien que d’une précision extrême, elles ne reproduisent pas la réalité, voire flirtent parfois avec l’abstraction, mais ouvre chacune un espace singulier, indéfinissable, propice à l’imagination, à l’afflux d’émotions comme à la résurgence de souvenirs. Et en cela sont en accord parfait avec l’ensemble de Resonating Spaces.

* Propos extraits de conversations menées par Theodora Vischer et retranscrites dans le catalogue de l’exposition.

Contact

Resonating Spaces, jusqu’au 26 janvier à la Fondation Beyeler, à Bâle en Suisse. A noter l’invitation faite à la compagnie de danse britannique Wayne McGregor, les samedi 23 et dimanche 24 novembre, de venir présenter une chorégraphie inédite, pensée spécifiquement pour le lieu et l’exposition.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’installation de Leonor Antunes © Leonor Antunes, photo S. Deman – The Wind Rose © Susan Philipsz, photo S. Deman – © Leonor Antunes, photo S. Deman – © Silvia Bächli, photo S. Deman – Untitled © Rachel Whitehead, photo S. Deman  – Untitled (buildings/windows) © Toba Khedoori, photo S. Deman

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