Les Journées européennes du patrimoine s’ouvrent aujourd’hui. Durant deux jours, de nombreuses architectures remarquables vont accueillir le public. Enrichir ses connaissances et son regard, voilà la proposition essentielle de l’événement dont la 37e édition a pour thème « Patrimoine et éducation : apprendre pour la vie ! ». C’est dans ce cadre que L’Ange Volant organise tout au long du week-end des visites guidées. Réalisée par l’architecte et designer Gio Ponti en 1926, à Garches, la villa est actuellement habitée par une exposition d’Ignacio Valdès. Raison de plus pour choisir de découvrir ce lieu d’exception.
Ignacio Valdès est un peintre chilien que l’on ne peut classer dans les catégories convenues et aujourd’hui surannées de la figuration ou de l’abstraction, même si son œuvre entretient une étrange relation avec l’un et l’autre de ces régimes d’appartenance, comme en témoignent ses peintures et ses dessins colorés présentés à la Villa Gio Ponti à Garches. Car on assiste avec ces peintures à une fusion réciproque de la figure (personnage, objet), et du fond, dans une unité supérieure, à l’exposé d’une énigme qui se noue au cœur même de la peinture, et exige du spectateur en retour un travail d’exploration de celle-ci, avant que les figures qu’elle retient à la surface de ce drôle d’espace pictural, ne se révèlent pleinement (et encore, cette plénitude de l’objet ou du personnage n’est jamais totalement satisfaite : on n’en finit pas de chercher dans les arrière-plans du tableau, la nécessité d’un bras, d’une tête, qui semblent s’être perdus dans le flux coloré et vaporeux des nappes picturales qui se recouvrent l’une l’autre). Si bien que l’on se demande si l’apparence de ce personnage, de cet objet, décidément défaillante, et comme morcelée, renvoie à une réalité, car elle nous semble trompeuse, et, doutant de sa plausibilité, nous nous demandons si nous n’avons pas été victime de l’une de ces illusions d’optique dont la peinture depuis toujours nous émerveille.
Mais non : le personnage est bien là, suspendu sur l’abîme de ce temps propre à la peinture de Valdès, prêt à se recroqueviller en elle, à se laisser piéger dans sa surexposition comme telle, comme pure peinture. Pourtant, si l’on se laisse aller à ce mouvement de recomposition de la présence de l’objet ou du personnage dans notre œil, pas de doute , ce personnage est non seulement là, mais il se tient, dans sa fragilité, et finit par se révéler à travers la fugacité de sa présence même entre les plis de la peinture, à la mesure de ce que sont les êtres dans la vraie vie : des passants et des passantes, des rêves, comme chez Baudelaire, ou de « pures apparitions », comme Madame Arnoux, dans L’Education sentimentale. En somme, cette peinture opère apparemment par un travail de révélation, avant de se fixer sur la toile, comme s’il s’agissait d’une photographie. Mais en réalité, c’est à la sculpture qu’elle doit la vérité du mouvement qui l’anime avec ses personnages, qui se révèlent moins morcelés qu’emportés dans leur mouvement propre, au sens où le définit Rodin : comme la transition d’une attitude à une autre (et c’est pourquoi Valdès aime tant représenter des cavaliers et des sportifs).
On pourrait alors suggérer avec Rodin que c’est la photographie qui est menteuse dans sa reproduction du mouvement, qu’elle ne nous restitue qu’en l’arrêtant, ainsi qu’il l’affirma un jour en réponse à l’un de ses interlocuteurs qui défendait la vérité de la photographie contre les illusions de la peinture :
« – Ne m’avez-vous pas déclaré à maintes reprises que l’artiste devait toujours copier la Nature avec la plus grande sincérité ?
– Sans doute, et je le maintiens.
– Eh bien ! quand, dans l’interprétation du mouvement, il se trouve en complet désaccord avec la photographie, qui est un témoignage mécanique irrécusable, il altère évidemment la vérité.
– Non, répondit Rodin ; c’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité le temps ne s’arrête pas : et si l’artiste réussit à produire l’impression d’un geste qui s’exécute en plusieurs instants, son œuvre est certes beaucoup moins conventionnelle que l’image scientifique où le temps est brusquement suspendu. »
La peinture d’Ignacio Valdès est une réappropriation inventive, un retournement anti-moderne de cette modernité un peu naïve qui a cru un temps, en peinture, que l’on pouvait composer « mécaniquement » avec « le témoignage irrécusable de la photographie ». Et c’est l’immense mérite de cet artiste que d’avoir compris, sans doute parce qu’il est chilien, que la modernité n’est pas une, mais plurielle, et que l’écriture de l’histoire de l’art peut être elle-même un art. On peut tirer une première leçon de cette exposition. C’est que cette haute modernité n’en finit pas de se recomposer elle-même dans le prisme de notre perception actuelle, au fur et à mesure que nous avançons dans le monde qui vient, et qu’en somme, elle s’ouvre à de nouvelles aventures de la pensée, bien au-delà des oppositions convenues entre modernes et anti-modernes.
Ce constat peut être fait aussi à propos de la Villa conçue par Gio Ponti qui accueille cette exposition (et on notera la parfaite concordance des œuvres de Valdès et de Ponti, même s’il s’agit là d’une concordance des temps audacieuse, grâce au talent de Sophie Bouilhet-Dumas). Après la très belle rétrospective que le musée des arts décoratifs vient de consacrer à ce personnage central dans l’histoire de l’architecture (intérieure et extérieure) du XXe siècle, dont Sophie Bouilhet-Dumas fut aussi commissaire, on voit le paysage de la modernité architecturale se recomposer sous nos yeux. Mallet-Stevens (avec la Villa Cavrois), Le Corbusier (avec la Villa Savoye, ou la villa Stein, elle aussi sur la colline de Saint-Cloud) et d’autres encore, avaient fini par nous offrir une image arrêtée de ce grand souffle du moderne avec ces chefs d’œuvre d’habitation. Mais il manquait pourtant à ce décor des villas, un élément pour que le paysage prenne tout son sens, et pour que, en lui ajoutant une petite dose de complexité, de sensualité, le décor de cette histoire si riche en événements architecturaux, nous adresse suffisamment de nouvelles questions pour nous donner envie de l’explorer sous un autre jour : l’Italie, et le modernisme si particulier de Gio Ponti, viennent compliquer les certitudes du fonctionnalisme, le purisme de la Charte d’Athènes, et, nous invitent à découvrir tout un versant du modernisme qui manquait au tableau.
La villa L’Ange Volant que Gio Ponti construisit pour Tony Bouilhet à Garches en 1926, et que Marie Bouilhet, et Sophie Bouilhet-Dumas – ses petites filles – ont à cœur de faire revivre aujourd’hui, offre un témoignage saisissant de l’inépuisable énergie créative de cet architecte artiste et de cette époque : du bleu Gio Ponti aux formes architecturales ou décoratives qu’il déploie parfois à partir de certaines formes naturelles, il y a un soin enchanté porté par l’architecte à la réalisation de cette maison dans les moindres détails, qui se traduit par un merveilleux colloque entre les objets et les meubles, les matériaux, les lustres et les candélabres, qui la peuplent et l’architecture qui les contient, ou plutôt les tient en suspens dans ses volumes aériens – ouvrant sur l’audacieuse trame d’un jardin géométrique à l’italienne qui se déploie au pied de la Villa, selon un modèle inspiré par les architectures que Palladio construisit en Vénétie.
On retrouve d’ailleurs dans cette villa, les principaux « marqueurs » du palladianisme (mais comme réinventés à la lumière d’une modernité enjouée et légère, plutôt qu’appliqués à la façon d’une stricte recette néo-classique) : escalier érigé en personnage principal d’une pièce de théâtre – le salon – dont le décor se prolonge jusqu’au plafond à cartouches, bleu et jaune ; symétrie parfaite des fenêtres rectangulaires à laquelle répondent en écho, comme pour en atténuer la rigueur, deux oculi facétieux situés eux aussi symétriquement, sur la même ligne horizontale, de part et d’autre de deux pilastres formant un écrin à la fois ludique et protecteur à l’ange volant situé au centre de cette ligne ; et pilastres qui viennent à leur tour – verticalement cette fois – prolonger les deux colonnes de l’entrée : les symétries se répondent en écho sur cette façade, dans une sorte de mise en abyme aussi enlevée qu’une fugue de Bach, ou aussi facétieuse et labyrinthique qu’une nouvelle de Borges. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, avec cette villa : d’une fugue, d’une ligne de fuite ouverte à l’infini, comme l’est aussi l’amour.
La clé de cette maison en forme de fugue tient dans l’énigme de son nom : L’Ange Volant. Pourquoi L’Ange Volant ? Parce que Gio Ponti construisit cette maison pour son ami Tony Bouilhet. Celui-ci venait d’épouser Carla Borletti, la nièce par alliance de l’architecte, grâce auquel ils s’étaient rencontrés. Et Ponti aimait rappeler qu’il avait apporté un ange volant de Milan à Paris dans la vie de Tony Bouilhet.
Une invitation, que nous lance Sophie Bouilhet-Dumas, à voyager dans une autre modernité que celle de la table rase : une modernité amoureuse – parce que l’amour donne des ailes.