« Depuis quelques temps, des trous noirs se manifestent dans les espaces les plus divers de mes expériences existentielles », constate l’artiste Ursula Kraft, qui investit l’espace de la galerie associative Hors Cadre à Auxerre, du 19 novembre au 14 janvier 2023, avec une exposition photographique, Trous NOIRS, sur un sujet qui touche autant l’intime et le corps que notre rapport à l’espace-temps, au cosmos ou à la Terre. « Ainsi, lorsque récemment le premier cliché scientifique d’un trou noir cosmique a été réalisé, dit-elle, cela m’a donné envie de concrétiser cette construction mentale hybride dans un projet artistique. »
« Lost in space »
« Sagittarius A* est le trou noir le plus proche du centre de notre Voie Lactée, à environ 26 500 années-lumière de la Terre, nous rappelle l’artiste en préambule. Pour illustrer l’immensité des trous noirs, disons simplement que la Terre, à l’échelle inversée, peut se loger dans un trou de 1,8 cm, dit-elle.» Partant de l’observation scientifique des trous noirs, Ursula Kraft crée sur le thème du grand attracteur, une analogie entre territoires physiques et psychologiques, faisant varier les échelles de perception tel l’effet d’un zoom à partir de clichés personnels de gouffres naturels ou artificiels – de brèches humaines issues de l’interaction des anthropoïdes avec la nature – ou d’orifices corporels.
L’exposition a été conçue comme une installation : les vitrages du centre d’art ont été obstrués par un film noir opaque, qui plonge l’intérieur du centre d’art contemporain dans l’obscurité, créant un espace intime et sensoriel, à l’instar d’une « black box ». La question de la perception du temps ou de sa définition est toujours présente dans le travail d’Ursula Kraft qui s’attache à rendre visible l’invisible et soigne avec pertinence la réception de son œuvre par le public, dans des systèmes immersifs ingénieux. Les clichés de grands portraits humains font également partie de sa signature – notamment dans des pièces monumentales en espace public réalisées dans le cadre du « 1% artistique » accompagnant des projets d’architecture, tel qu’à Sarrebruck, pour le Bâtiment du service social et jeunesse du quartier de L’Europe.
Ici, un « œilleton » permet une vision de l’extérieur du centre d’art contemporain vers l’intérieur. Les visiteurs sont amenés à déambuler dans cet espace obscur, dans lequel les œuvres sont révélées par des faisceaux lumineux dirigés sur la surface mate des tirages photographiques qui sont disposés de façon oblique ou perpendiculaire au mur, ou encore, à même le sol, enjoignant ces mêmes visiteurs à se mettre dans des postures physiques déséquilibrées. « C’est une manière d’évoquer, explique Ursula Kraft, que le bord d’un trou noir cosmique est son point d’accroche, le dernier seuil stable avant l’abîme, avant la disparition, le néant, le noir absolu, alors qu’il n’est rendu visible que par la lumière qui gravite autour de lui. »
Un tapis sonore en référence avec le « son de l’univers » emporte les visiteurs d’une analogie à l’autre de manière presque imperceptible, tandis que des fragments de textes, des citations, des légendes qui parcourent les murs, mettent en relation les « béances photographiques » de l’artiste qui questionnent autant la mémoire individuelle que collective.
Des bûcherons ont « accidentellement » coupé l’arbre le plus vieux dans le monde d’Amazonie : l’arbre géant considéré comme âgé de plus de 5 800 ans. « C’est l’esprit Mère de la forêt tropicale, de cet arbre-esprit est venue la force vitale de toutes les choses vivantes. Ils ont détruit Aotlcp-Awak, ils ont apporté les ténèbres non seulement sur notre peuple, mais sur le monde entier » explique le chef de la tribu locale Tahuactep de la tribu Matsés. »
« Point of no-return (le point de non-retour)
« C’est le nom donné par les astrophysiciens à ce bord de lignes gravitationnelles qui tournent comme une sorte d’horizon autour du « grand rien », de cette irrésistible attraction ; c’est l’horizon de l’évènement, dit-elle. De la même manière, dans mes images, le néant, le noir, est rendu visible et contextualisé par ses bords. C’est le seuil avant l’abîme, de ce que nous refoulons, le dernier indice avant d’entrer dans la zone trouble d’espaces inconcevables et incertains. Et c’est d’ailleurs, le même paradoxe qu’entretiennent l’attraction et la peur d’une chute sans fond, qu’elle soit physique ou psychologique, qu’elle soit le résultat d’une réalité tangible qui nous arrache le sol sous les pieds, ou d’une instabilité qui ne nous offre plus aucune prise sur le réel, quand le “moi” s’éloigne de nous-même en chute libre. » Ici Ursula Kraft nous fait pénétrer dans « l’intime-invisible » par la profondeur du noir, et des visions macroscopiques du corps.
Tous les échantillons iconographiques de cette recherche analogique menée par Ursula Kraft sont liés à cette idée du vide, de l’invisible, de l’impalpable dont on pressent l’insaisissable présence, comme la trace d’un événement passé qui demeure en nous.
« Blackout, Amnésia »
Amnésie : porté disparu, dans le subconscient, enfoui, enterré. Les images tournent autour de l’intérieur de la terre, de l’intérieur du corps, du sol des cavernes, du subconscient, du sous-sol.Une photographie révèle un puit menant jusqu’aux profondeurs de mondes parallèles, dans l’expression de l’inconscient des rêves, tandis qu’une pupille donne accès à notre âme.
L’amnésie traumatique – un mécanisme dissociatif pour survivre : « Lors de la disjonction l’hippocampe ne peut pas faire son travail d’encodage et de stockage de la mémoire, celle-ci reste dans l’amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Cette mémoire émotionnelle, « boîte noire des violences », piégée hors du temps et de la conscience, est la mémoire traumatique. » Muriel Salmona
On découvre ainsi dans l’exposition, un gosier, qui avale ou dévore – la porte des enfers, selon Dante. La bouche est grande ouverte : le cri, qui s’en extirpe, exprime une douleur de nature physique ou psychique. Une autre bouche, entrouverte, représente le moment où le contrôle du corps se relâche. « Que ce soit lors d’une perte de conscience, lors d’une expérience de mort imminente ou bien d’un blackout, le noir de cette bouche baillant met en lumière l’instant du rien, de l’absence, de l’abandon, souligne Ursula. On retrouve également le pavillon de l’oreille, dans la profondeur duquel le mot pénètre jusqu’à l’inconscient, ou bien l’image d’un vagin, symbolisant les expériences sombres des espaces intimes et de leur amnésie. A une autre échelle on peut y voir une grotte où se cache la déesse du soleil, selon la mythologie japonaise. »
« Ama-no-Iwato » signifie littéralement, grotte de la déesse du Soleil : « Dans la mythologie japonaise, telle que présentée dans le Kojiki, la mauvaise conduite de Susanoo, le dieu japonais des tempêtes, amène sa sœur Amaterasu à se cacher dans la grotte Ame-no-Iwato. La terre est alors privée de lumière. »
Une exposition photographique d’Ursula Kraft, Trous noirs, à la Galerie Hors [] Cadre, 49 rue Joubert 89000 Auxerre.
Du 19/11/22 au 14/01/2023 (fermeture du 28/12 au 31/12/2022). Du mercredi au samedi 14h -18h.
Visuel d’ouverture / Bouche : ©Ursula Kraft, Trous NOIRS /9.2 » 120 cm x 80 cm. Impression par jet d’encre pigmenté sur papier coton mat, contrecollage sur Dibond 2mm. Courtesy de l’artiste
www.ursulatkraft.com / ursula.art@gmail.com