Architecture, neurologie et psychanalyse sont quelques-unes des disciplines sur lesquelles s’appuient Christophe Berdaguer et Marie Péjus pour explorer les interactions existant entre le corps, le cerveau et leur environnement. Le duo est l’auteur d’une œuvre en constante évolution, complexe et fascinante, peuplée de paysages psychiques et de transpositions mentales d’architectures. L’Institut d’art contemporain de Villeurbanne présente, jusqu’au 13 mai, une vaste exposition monographique qui permet, à travers la réactivation de plusieurs pièces associées à des projets plus récents – voire conçus pour l’IAC –, d’appréhender pleinement leur démarche singulière.
Le travail de Christophe Berdaguer et de Marie Péjus fourmillent de références scientifiques et historiques qui sont autant de clés de compréhension et de moyens d’approche des projections mentales et jeux de perception au travers desquels ils explorent ensemble, depuis plus de quinze ans, les notions de langage, de temps et de mémoire. Le petit livret mis à disposition des visiteurs de l’IAC s’avère de ce fait être un complément bien utile pour qui souhaite aller au delà de l’expérience intime, sensorielle et esthétique vécue au contact de chacune de leurs œuvres.
Du titre de la manifestation, Insula – qui fait référence à la fois au type d’habitat collectif éponyme qui existait dans la Rome antique et à une zone du cerveau dédiée au traitement des émotions –, à la scénographie, en passant par les cartels – métalliques – spécifiquement conçus pour le parcours, tout a été pensé pour former un seul et même ensemble, tel un immense laboratoire, et souligner l’analogie entre le processus de création et le fonctionnement du cerveau. « Chaque pièce est une sorte d’habitant d’un lieu unique, explique Christophe Berdaguer, il s’agit de montrer comment les œuvres tissent des liens entre elles. » Indissociables les unes des autres, organisées au fil de « glissements » et d’« enchaînements », elles sont ainsi engagées dans d’innombrables jeux de résonance.
Le parcours s’ouvre sur une pièce monumentale, Kilda 2 (2012), structure aérienne constituée d’une multitude d’arceaux de bois blancs et floqués qui s’entrecroisent. Elle est la réplique formelle inversée de sa grande sœur Kilda (2008-2012)– présentée plus loin dans l’exposition –, composée pour sa part d’un ensemble de longues chaînes, suspendues par leurs deux extrémités au plafond, et d’une vidéo, succession de plans fixes d’yeux d’animaux où se reflète la silhouette de Kilda 2. Leur nom commun évoque celui d’un archipel situé au nord de l’Ecosse, Saint-Kilda, et qui a abrité, durant plusieurs milliers d’années, une communauté d’hommes vivant en autarcie : « Ils avaient inventé un mode du vivre ensemble particulier et adapté à des conditions très difficiles », souligne Christophe Berdaguer. C’est la dualité de leur histoire, relevant à la fois de l’utopie et de la dystopie – cet idéal communautaire fut abandonné dans les années 1930 en raison des conditions de vie toujours plus précaires qui sévissaient –, mais aussi leur rapport singulier au monde animal, qui a ici inspiré le couple d’artistes. « Les chaînes renvoient à une architecture convenant à la fois à l’homme et aux oiseaux, seuls autres habitants des lieux », précise encore Christophe Berdaguer. Elles sont aussi une référence directe à un procédé architectural – dit de la chaînette – développé par l’Espagnol Gaudi (lequel composait d’immenses maquettes à l’aide de cordelettes suspendues et lestées de petits sacs de plomb).
A quelques pas de là, le visiteur pénètre dans un petit corridor. Il s’y arrête, suspendu aux paroles incompréhensibles et envoûtantes qui emplissent l’espace étroit, le regard attiré vers d’étranges serpentins blancs et entortillés qui flottent dans la pièce voisine. Paroles martiennes (2012) prend source dans les retranscriptions des discours somnambuliques – datant de la fin du XIXe siècle – d’Hélène Smith, patiente de Théodore Flournoy, psychologue et auteur du livre Des Indes jusqu’à la planète Mars publié en 1900. Adepte de spiritisme, la jeune femme disait communiquer, notamment, avec des esprits martiens. Accrochés à hauteur d’yeux dans la pièce attenante, six ensembles de modules blancs en résine viennent faire écho aux paroles diffusées : « Les sculptures suspendues sont de véritables transcriptions des propos de cette femme », précise Marie Péjus. S’intéressant à l’étude mécanique des mouvements de la parole, les deux artistes ont « travaillé à partir de capteurs suivant le mouvement des lèvres, de la langue et de la mâchoire d’une comédienne lisant le texte original. Les données ont ensuite été traduites en trois dimensions puis matérialisées. »
Posé sur le mur du fond de la petite pièce suivante et plongée dans la pénombre, Salle de consultation est constituée d’un haut miroir sans tain au dos duquel a été imprimé une photographie du cabinet de Freud, dont Berdaguer & Péjus retiennent le « côté scénographe : dans le fait d’inventer le dispositif du divan, il y a une mise en scène pour libérer sa parole. » On discerne ici un bureau, une bibliothèque, d’innombrables antiquités, une grande fenêtre à laquelle est accrochée une petite glace… et son propre reflet. Mettant de belle manière en scène la traversée du miroir, cette image « qui nous regarde », qui invite à l’intimité, occupe le cœur géographique de l’exposition.
Le parcours se poursuit, jouant sur les perceptions du spectateur en alternant espaces lumineux, voire éblouissants, et salles à l’ambiance tamisée, voire sombres. Au milieu de l’une d’elles, un large écran suspendu au plafond diffuse une vidéo sur ses deux faces. Ce qui pourrait évoquer de loin les traits, en noir et blanc, d’une rose sont en fait les sillons dessinés dans du sable gris par un homme marchant de façon concentrique dans le sens des aiguilles d’une montre – en réalité, le déplacement s’est fait à reculons et les images défilent donc à l’envers –. Timezone (2010) fait référence à une métaphore* employée par l’Américain Robert Smithson en 1967 pour expliquer la notion d’entropie, centrale dans le travail du théoricien du Land art qu’il fut.
Dans la pièce voisine, une vingtaine de hauts piédestaux blancs soutiennent chacun une petite construction, ou un arbre, aussi insolite et improbable que poétique. Pour créer ces Psychoarchitectures (2006-2010), caractéristiques de l’intention des deux artistes de matérialiser des représentations mentales, « nous sommes partis de dessins d’enfants réalisés lors de tests psychologiques et que nous avons modélisés en trois dimensions de façon numérique », explique Marie Péjus. La série porte également en elle le principe d’auto-construction, autre préoccupation essentielle du duo. Le champ exploratoire offert par ce type de tests scientifiques revient avec le Jardin psychologique (2006-2012), une installation constituée d’un imposant grillage entourant un large tapis de sable noir, au-dessus desquels planent plusieurs mobiles colorés, dont les formes correspondent à celles des taches d’encre symétriques utilisées dans le test dit de Rorschach. Il est ici question d’évocations et de réminiscences intimes, mais aussi de mise en résonance de l’œuvre, dont le sable noir rappelle sciemment celui que foule le personnage de la vidéo Timezone.
Le parcours se clôt sur une autre installation vidéo : au centre de la pièce, plusieurs placards sont accolés ; sur l’un des murs, des images de synthèse défilent qui donnent au visiteur l’illusion d’une immersion dans un lieu autre. Mi(e)s (2005-2012) tient son nom de celui de l’architecte allemand qui conçut dans les années 1940, aux Etats-Unis, une maison tout en verre pour Edith Farnsworth. Celle-ci lui réclamait néanmoins une armoire assez haute afin de préserver un minimum d’intimité. « Cela avait donné lieu à un vaste débat à l’époque, explique Christophe Berdaguer, sur le thème du droit de l’usager à décider face au pouvoir de l’architecte. » « Qui a le pouvoir ? » est une question récurrente posée dans le travail des deux artistes, qui la mettent au centre de cette « relation, étrange, que l’on entretient avec l’architecture, la médecine, ou la science en général ».
* Robert Smithson avait à l’époque expliqué le caractère irréversible du temps en prenant l’exemple d’un enfant courant dans un bac rempli pour moitié de sable noir et pour autre moitié de sable blanc. Les grains se mêlant sous les pas de l’enfant, le sable devient gris et le reste même si le protagoniste inverse le sens de sa course. L’artiste avait alors évoqué le recours à la vidéo qui peut donner l’illusion de remonter le temps, sans pour autant éviter que le film lui-même ne finisse par s’abîmer et disparaître.
Laboratoire en container
Initié en 2009 par l’artiste Ann Veronica Janssens et la directrice de l’IAC Nathalie Ergino, le Laboratoire Espace Cerveau est un projet d’expérimentation artistique destiné à interroger les recherches pratiques et théoriques liant les notions d’espace et de cerveau. Disposé dans la cour intérieure de l’Institut, un petit container orange lui est entièrement dédié. Berdaguer & Péjus y ont installé Traumathèque (2002). Collé à l’une des parois, un banc invite le visiteur à s’assoir. Devant lui, un magnétoscope et un casque reposent sur une table de fortune tandis que de la neige électronique s’agite sur le mur d’en face. Du casque émane une voix masculine et monocorde expliquant qu’il « suffit de libérer le trauma pour s’en débarrasser » et indiquant tout un protocole virtuel pour enregistrer l’épisode traumatique éventuellement revenu en mémoire. Berdaguer & Péjus renversent ici les phénomènes de transfert, et, de fait, le jeu de pouvoir inhérent : ce ne sont plus les images et les films qui influent sur notre psyché mais l’inverse.
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