La force de l’art 3/5 – Chebel : « Jeunesse », « Liberté » et « Résistance »

Auteur de nombreux ouvrages sur l’Islam, l’anthropologue de la civilisation musulmane Malek Chebel (1) analyse pour ArtsHebdo|Médias les rapports complexes entre l’Islam et la création contemporaine.

ArtsHebdo|Médias. – Comment l’Islam envisage-t-il l’art contemporain aujourd’hui ?

Malek Chebel. – Il me semble que l’identité particulière de l’art contemporain n’est pas encore suffisamment prise en compte par les musulmans. Je considère que, dans ce domaine, le principal souci des musulmans – je dis les « musulmans », un groupement humains, plutôt que l’Islam, qui est une religion –, c’est encore le rapport à l’image en général, et l’image du Prophète en particulier. Confrontés à l’art contemporain, beaucoup de gens sont encore plus déroutés qu’interpellés.

La nouvelle exposition de l’IMA a pour thème la « créativité arabe » ? Quel regard portez-vous sur cette créativité ? Quelle est son originalité ?

Son originalité, c’est la jeunesse et l’innovation, la jeunesse au sens large, et l’innovation au sens plein. C’est-à-dire un bouillonnement incroyable et des apports d’individualités fortes… Le travail des créateurs arabes et musulmans est d’une grande richesse, d’une diversité étonnante. Il s’inscrit en faux par rapport à l’expression un peu paroxystique que connaît l’Islam aujourd’hui.

Les « révolutions arabes » récentes ont fait souffler un vent de liberté sur plusieurs pays. Beaucoup d’artistes arabes ont préparé et accompagné ces mouvements… Avez-vous ressenti cette aspiration ?

Totalement. Avec leur sensibilité et leur vocabulaire à eux, les artistes ont en grande partie anticipé les bouleversements qui ont eu lieu et qui continuent à se dérouler dans de nombreux pays arabes. Il y a peu, Le Corps découvert, la grande exposition organisée à l’IMA (2) sur la représentation du corps et du nu dans les arts visuels arabes, a mis en évidence qu’ici en Europe on est très en retard sur la compréhension et l’analyse de ce que l’on désigne comme la « créativité arabe ». Il a fallu cet événement pour que l’on réalise enfin qu’en pays musulmans il y a des artistes réellement affranchis, totalement libres dans leur expression. L’art contemporain y est traversé par une dynamique très largement inspirée des dynamiques européennes, et ses manifestations y sont souvent iconoclastes. Les artistes y dénoncent les régimes politiques fossilisés et les structures mentales figées. L’art contemporain fonctionne comme une contestation de l’ordre établi, il appelle au renouvellement des fortes anciennes. Par ailleurs, il émet un jugement critique sur tous les items que l’on considère comme étant inébranlables : le Coran, la tradition, le rapport à la foi, la liberté sexuelle, la femme, l’homme, la politique, l’Orient, l’Occident, la guerre, la vieillesse, la mort… (1) Dernier ouvrage : L’Islam, de chair et de sang. Sur l’amour, le sexe et la viande. Éd. J’ai lu (« Librio Idées »), octobre 2012, 3 euros

Pourtant depuis, il y a eu plusieurs incidents, notamment en Tunisie : ateliers ou expositions saccagés, manifestations contre des œuvres ou des artistes, menaces…

Il est toujours préoccupant de voir la sphère conservatrice vouloir contrôler la création – au sens large ou au sens restreint – au sein de l’Islam ou sur les terres musulmanes. Nous avons, avec ces affaires-là, l’illustration parfaite que la création esthétique ou intellectuelle – la création tout court – est un combat. Cela ne peut pas être autre chose. Vous ne pouvez pas créer sans avoir de résistance. Et c’est même précisément cette résistance qui valide l’œuvre créatrice. Si un souffle créateur ne rencontre aucune résistance, il faut s’interroger sur la création elle-même, qui est sans doute trop molle, trop timorée ou anachronique. S’il y a de la résistance, cela prouve qu’il y a encore du conservatisme, toujours présent, prêt à passer à l’acte, prêt à contrecarrer la création. À l’inverse, très peu de grands créateurs ont résisté au temps s’ils n’ont pas d’abord résisté à l’annihilation de leur propre histoire. D’une certaine manière, le fait de susciter une réaction négative de la part des tenants du conservatisme politique ou religieux, c’est le signe de la vitalité de cette création contemporaine. Picasso est devenu le monstre sacré que l’on connaît à partir du moment où, avec Guernica, il a résisté à l’érosion déshumanisante du fascisme espagnol.

L’Islam, avec notamment son interdiction de la représentation (de Dieu, mais aussi selon les interprétations extensives du Prophète, de l’être humain et des animaux), est-il un frein à la créativité et/ou la liberté des artistes contemporains ?

Oui, c’est une entrave. Bien sûr. Quand vous opposez le génie divin et le génie humain, forcément, il y a une contrainte, un empêchement, parfois un blocage sérieux, surtout si l’interdit de la représentation est posé comme un dogme infranchissable par certains musulmans fondamentalistes. Face à cela, le créateur contemporain est contraint au dépassement. Il doit, en quelque sorte, sortir de lui-même pour pouvoir réagir par l’intelligence et par le beau, dès lors que toute son œuvre l’engage personnellement. Dans cette perspective, l’artiste est d’une certaine façon responsable face à Dieu. Paradoxalement, cela peut développer chez lui une imagination inattendue, générer un dépassement ou un sursaut, qui souvent sont de meilleurs aliments pour l’acte créateur, le génie.

Il ne faut donc pas, à mon sens, tout mélanger : l’interdit de représentation, c’est du point de vue religieux, l’interdiction de vouloir imiter la création de Dieu et de tomber dans l’idolâtrie. Pour le reste, comme le prouvent les chefs-d’œuvre d’art iranien, mongol ou turc, personne ne s’est ému des représentations durant des siècles. Aujourd’hui, il y a un retour du refoulé exacerbé par la caisse de résonnance de la religiosité populaire et l’on s’inquiète de l’interprétation de cet interdit sur la création visuelle musulmane. Je dis non. Il faut que les artistes résistent et s’opposent fermement par tous les moyens à la volonté d’endoctrinement et d’interdiction émanant de la sphère théocratique qui empêche les créateurs de créer. Il en va de notre liberté à tous !

(2) Le Corps découvert, du 27 mars 2012 au 26 août 2012, Institut du Monde arabe.

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