Passionné par l’odorat en tant que révélateur d’une mémoire enfouie, des émotions retrouvées, le créateur français Christophe Laudamiel, fondateur de l’Académie de la parfumerie et des arômes à New York, mène depuis plusieurs années déjà une démarche se situant entre art, science et performance. La galerie Mianki, à Berlin, présente actuellement son dernier projet, Reconstruction, dans le cadre duquel il s’appuie sur la mémoire et la pensée des visiteurs afin d’explorer la notion de reconstruction d’images par l’imagination de la manière la plus singulière. Souvenirs de lieux, de moments et de personnes sont ici convoqués dans un espace-temps inédit, où non seulement le passé et le présent jouent un rôle, mais aussi le futur, tel que chacun peut se le représenter. Une œuvre olfactive à appréhender à la fois dans une grande pièce ouverte, ainsi que dans de petits espaces propices à l’intimité. Les « smellers » (« ceux qui sentent ») sont amenés à visualiser mentalement des sculptures olfactives et à se remémorer diverses situations personnelles, appartenant tout aussi bien à la mémoire collective. « J’espère faire ainsi prendre conscience aux gens que les expériences vécues ne sont pas gravées dans la mémoire comme dans le marbre, explique le créateur. Notre processus mémoriel tend à remplacer, au niveau du cerveau, les enregistrements précédents. A l’issue d’une dizaine de rappels, le souvenir s’est, à chaque fois, légèrement modifié, l’esprit opérant une “reconstruction”. Le plus surprenant, c’est que nous prenons la toute dernière version pour aussi claire et précise que le premier souvenir. » Il y a six ans, Christophe Laudamiel a créé Green Aria, un opéra olfactif présenté au Musée Guggenheim de New York, puis à celui de Bilbao. Une expérience menée tel un défi qui a retenu l’attention de deux chercheurs français de l’INRA, Sophie Domisseck et Roland Salesse (1), auteurs d’une étude sur le sujet dans le cadre d’un programme financé par l’Agence Nationale de la Recherche (programme Kôdô). Intitulée « Peut-on raconter une histoire rien qu’avec des odeurs ? La gageure de Green Aria : A Scent Opera », nous en publions ici les grandes lignes ; l’intégralité du texte et de ses références est téléchargeable en ligne.
En guise d’introduction
La création artistique s’adresse essentiellement à l’œil et à l’oreille. Les autres sens, dont l’odorat, n’intervenant que minoritairement. Cependant, bien des artistes ont été séduits par le potentiel de rappel mnésique et émotionnel des odeurs (2), si bien qu’au théâtre, des auteurs et des metteurs en scène les ont utilisées dans le but d’apporter une dimension supplémentaire à leur propos, allant jusqu’à impliquer le public dans la création. Malgré de nombreuses tentatives, l’art olfactif demeure un « art hybride », ayant pour mission d’accompagner l’action sans la porter intrinsèquement. Pour arriver à lui conférer un réel pouvoir narratif, il faudrait lever plusieurs obstacles. Tout d’abord, si les spectateurs sont familiers des signaux visuels et auditifs délivrés par les arts vivants, ils se montrent souvent peu aptes à discriminer les odeurs et encore moins à saisir leur signification. Ensuite, alors que la vision et l’audition sont des sens « à distance », les molécules odorantes traversent nécessairement le « quatrième mur » – entre la scène et la salle – pour atteindre non seulement le nez, mais aussi les poumons des spectateurs, créant ainsi une promiscuité potentiellement troublante, en-dehors de leur pouvoir évocateur. Enfin, alors que lumière et son nous parviennent quasi-instantanément, la nature matérielle des molécules odorantes leur impose de diffuser lentement et les livre aux caprices des courants d’air, compromettant l’assurance d’une synchronisation rapide et homogène entre l’action sur scène et l’inhalation par les spectateurs. (…) Les représentations de Green Aria: A scent Opera, en mai 2009, constituent peut-être un tournant de l’art olfactif, supporté par une invention technique unique. L’idée est radicale : l’action se déroule dans le noir avec pour seules clés des signes musicaux et olfactifs. (…)(1) Par Sophie Domisseck et Roland Salesse, INRA, UR1197, Neurobiologie de l’Olfaction, bâtiment 230, 78350 Jouy-en-Josas, France. Contact : roland.salesse@jouy.inra.fr ; tél. : 06 44 70 53 38.
(2) Du point de vue de la physiologie de l’odorat, l’odeur est la représentation cérébrale que nous nous faisons des molécules odorantes (ou odorants, au sens anglo-saxon) qui ont stimulé notre système olfactif. Il arrive qu’une molécule soit odorante pour les uns et inodore pour les autres.
Méthode utilisée
En novembre 2010, dix-huit mois après la première, nous avons rencontré le parfumeur Christophe Laudamiel. Puis, nous avons interrogé neuf spectateurs (huit hommes, une femme) ayant assisté au spectacle new-yorkais, ainsi qu’un homme ayant assisté à celui de Bilbao. Deux d’entre eux étaient parfumeurs, deux journalistes, deux artistes et quatre du grand public. (…) Nous avons classé les extraits d’entretien en trois grandes classes chronologiques : avant le show (anticipations, attentes), pendant le spectacle (perceptions sensorielles, identification des personnages, suivi de l’intrigue et comportement des spectateurs) et, enfin, après la représentation (impressions et commentaires).
Principales caractéristiques de « Green Aria: A Scent Opera »
Green Aria raconte l’histoire de la bataille entre la technologie et la nature, jusqu’à la réconciliation finale sous les auspices du personnage abstrait Green Aria ; le tout en moins de 15 minutes et en 33 odeurs ! (…) Les personnages portaient le nom d’éléments (Earth ou Air) ou de symboles (Chaos, Industrial, Green Aria). A noter que le spectacle était précédé d’un court prologue « pédagogique » – à la lumière – où l’on présentait l’intrigue et les personnages, en les appariant chacun à une odeur. (…) Pendant le spectacle, les spectateurs ont ensuite reçu, via des « micros à odeur » individuels, 33 bouffées parfumées – soit pratiquement une bouffée toutes les 30 secondes – en provenance d’un « orgue à parfums » conçu spécialement pour l’occasion.
Création des parfums : les choix de Christophe Laudamiel
A travers la conception des parfums, il ne s’agissait pas simplement pour Christophe Laudamiel de donner un spectacle original, mais bien de créer une partition olfactive, telle une symphonie musicale. Mais cela supposait de fournir aux spectateurs suffisamment de clés pour « entendre » (3) cette partition. (…) Le premier choix de Christophe Laudamiel fut donc de créer des fragrances nouvelles et inconnues, mais suffisamment différentes pour que le public soit en mesure de discriminer un personnage d’un autre après le bref apprentissage du prologue. Son second choix fut de ne pas rechercher une beauté intrinsèque des odorants (comme en parfumerie), mais de mettre en valeur leur potentialité évocatrice en poussant ou masquant certaines facettes olfactives. C’est ainsi que l’anis, qui, outre son odeur, possède une facette « fraîche », sera utilisé pour exprimer l’idée de « frais ». Le côté anisé sera alors masqué grâce à d’autres produits et à l’ajustement des concentrations. (…) Enfin, l’art et la technique ont dû s’adapter à la physiologie olfactive. Outre la distinction entre odorants, il faut aussi prendre en compte le phénomène d’adaptation des systèmes sensoriels : lorsqu’un odorant stagne dans une pièce, on ne le perçoit plus au bout de quelques dizaines de secondes. La solution fut de créer un « orgue à parfums » capable de distribuer les senteurs directement et individuellement à chaque personne, sous forme de courtes bouffées d’odorant ne durant que quelques secondes, entrecoupées de bouffées d’air pur. (…)(3) Il est intéressant de noter que la pratique japonaise du Kôdô, ou voie des fragrances (qu’on appelle quelquefois « cérémonie de l’encens ») est basée sur la « dégustation » des odorants de bois particuliers soigneusement choisis. En japonais, on « écoute » les odeurs lors de cette cérémonie. En italien également, « sentire » veut dire sentir (par le nez) et écouter (par les oreilles).
La réception par les spectateurs
(…) La plupart pensaient qu’il serait difficile d’orchestrer convenablement les fragrances (4) : « Quand vous avez des parfums, ou quelque chose qui sent, ça stagne dans la salle et vous le sentez longtemps. Et je me demandais, avant que ça commence, comment ils se débrouilleraient pour diffuser les odeurs juste au bon moment et à tout le monde en même temps. » (…) Le nom d’« opéra » impliquait une forme narrative. Huit sur dix interviewés l’ont effectivement perçue comme l’interaction entre personnages, parmi lesquels, le plus mémorable fut sans doute le méchant – doté d’une mauvaise odeur –, le Funky Green Impostor(l’Imposteur vert puant). Mais au moment de l’interview (2 ans après le show), les témoins se rappelaient leurs sensations plutôt que les personnages eux-mêmes, « passeurs éphémères » vers une trace mnésique olfactive et symbolique. (…) Respirer entraîne un contact physique intime avec les odorants. Certains spectateurs craignaient l’impact des produits chimiques sur leur santé : « Je trouvais que les composants individuels étaient d’un haut niveau artistique. Pour les odeurs synthétiques, elles étaient magnifiquement composées […] mais j’étais inquiète de savoir si ces molécules pouvaient être utilisées comme ça. » Au contraire, d’autres y trouvèrent une stimulation et une inspiration : « Ces molécules entraient dans nos corps […] et je n’avais jamais auparavant expérimenté un art qu’on ingère réellement pendant la performance ; ça me dérangeait un peu, mais d’une façon stimulante. »
(…) Finalement, les participants se sont émerveillés d’être capables de capter les changements de rythme et de tonalité via leur seul odorat. Les compositions olfactives évoluaient sur différents tempos, avec des ralentissements et des accélérations : « Quelques odeurs venaient vite, d’autres plus lentement. » (…) Grâce à cette construction des odeurs, les spectateurs ont pu attribuer une valeur narrative aux odeurs : « C’était étonnant, je n’avais jamais pensé que des odeurs puissent créer un récit. » (…) La partition olfactive pouvait aussi réveiller des souvenirs. Au moins la moitié des spectateurs ont rapporté une dimension personnelle dans les parfums. (…) Au total, le spectacle semble avoir rempli les critères esthétiques puisqu’il entraîna le public dans un voyage au gré de ses états d’âme : « Il me semble qu’on avançait à travers une série d’états d’esprit, d’émotions, et un petit peu d’imagerie mentale. » (…) De plus, les experts ont reconnu une nouvelle approche artistique : « Votre esprit pouvait se perdre dans la créativité. » (…) Pour les spectateurs, cela fut l’occasion d’une prise de conscience de nouvelles capacités personnelles. Ils se rendirent compte du potentiel des odeurs à créer des liens avec leur propre mode de pensée. Mais une grande difficulté pour la plupart des participants fut de trouver un lexique sémantique adéquat pour qualifier le matériel olfactif : « C’est une expérience que je n’ai jamais pu décrire à personne avec des mots parce que ce n’était pas verbal. » (…) Pourtant, en relatant leur soirée, les participants n’en sont pas restés à une expérience narcissique. Ils ont pressenti une construction olfactive complexe et esthétique, qui leur a fait aspirer à une éducation de l’odorat pour, à l’égal des experts, jouir complètement d’un tel spectacle. Ces personnes ont donc découvert que l’apprentissage du langage olfactif leur ouvrait un nouveau champ esthétique. (…)(4) Les extraits d’interviews sont traduits de l’anglais et placés entre guillemets.
En conclusion
Les représentations odorisées constituent encore un champ expérimental où l’absence de codes favorise l’inspiration artistique. L’obstacle majeur est de délivrer les odorants de façon précise et compatible avec la physiologie olfactive. Il semble que ces deux critères aient été remplis pour Green Aria, comblant les attentes des créateurs et surprenant les spectateurs. Le second obstacle est de générer un langage olfactif que chacun puisse comprendre. Le préambule présentant l’association personnages, odeurs et musiques, pallia partiellement cette difficulté. Les auteurs n’étaient pas maîtres des réactions du public (ce qui est le cas dans tous les spectacles mais tout particulièrement ici, à cause de l’effort cérébral demandé). Effectivement, c’est en fonction de leur degré d’expertise dans les parfums, et de leur propension à intellectualiser, que les spectateurs ont eu accès à un niveau de compréhension du scénario variable et/ou qu’ils ont goûté des états d’âme induits par les odeurs. Un large consensus s’est établi à propos de l’enrichissement mutuel des odeurs et de la musique. Grâce à l’orchestration méticuleuse des senteurs assortie à la partition musicale, grâce à l’enchaînement des parfums, à la récurrence de certains thèmes olfactifs et musicaux, les participants ont su imaginer une histoire de façon plus ou moins subjective. (…) En outre, les spectateurs n’ont pas entamé la controverse entre le côté intime de la perception olfactive et le côté ouvert des sens dits « publics » (la vue et l’ouïe), mais les ont spontanément décrits comme complémentaires, mentionnant même l’aspect social de l’expérience. De plus, ils ont montré leur intérêt pour une éducation approfondie dans les sciences de l’odorat… un domaine presque toujours négligé, à la maison comme à l’école, sauf pour les experts. Par-delà leur diversité, les réponses des spectateurs ouvrent donc la possibilité d’une esthétique olfactive, moyennant cet apprentissage. Si la performance marqua les esprits, elle fut aussi l’opportunité d’envisager des développements artistiques et d’exprimer de nouvelles attentes. « L’étape suivante serait, non pas d’avoir une histoire, mais simplement les fragrances toutes seules, avoir les senteurs par elles-mêmes comme point de fixation », comme disait un non-expert.Cette étude peut être consultée et téléchargée dans sa totalité et en anglais en ligne.