A l’occasion des deux expositions consacrées à Gilbert Garcin, au Parvis à Pau et au Kiosque à Vannes, le philosophe des sciences Etienne Klein commente cinq photomontages de l’artiste. Un par jour, durant cette semaine. Partons à la découverte des divers temps insoupçonnés d’une œuvre.
La physique contemporaine s’appuie sur deux très solides piliers : la physique quantique et la théorie de la relativité générale. Elle n’est toutefois pas sereine, car ces deux formalismes s’appuient sur des principes et des concepts complètement différents, et même contradictoires les uns avec les autres. Mais on ne s’en rend généralement pas compte, car leurs domaines de validité sont bien distincts : la physique quantique est reine lorsqu’il s’agit de décrire le monde de l’infiniment petit, celui de l’atome, des particules élémentaires et de tous les phénomènes qui se produisent à toute petite échelle ; la relativité générale l’est à son tour lorsqu’il s’agit de décrire le monde de l’infiniment grand, celui des galaxies, des amas de galaxies et de tous les phénomènes qui mettent en jeu de très grandes quantités de matière et d’énergie. Jusqu’à présent, aucune expérience n’a pu explorer de systèmes physiques dont la description théorique nécessiterait les deux théories à la fois. Cela tient au fait que l’une et l’autre concernent des domaines ou des situations qui, dans notre environnement, ne se recouvrent pas et sont même bien séparés : il y a d’une part les phénomènes quantiques, d’autre part les phénomènes gravitationnels. Mais, point capital, une telle séparation ne pouvait avoir cours dans l’univers primordial, lorsque celui-ci était à la fois de toute petite taille et gorgé d’énergie : à cette époque, dont nul ne sait combien de temps elle dura – ni même si cela a un sens de se poser cette question –, les dimensions spatiales de l’univers étaient si minuscules et les énergies si colossales que la matière et l’espace-temps s’enchevêtraient, se mélangeaient tant et si bien qu’aucun calcul ne sait aujourd’hui traduire cette situation avec exactitude.
Les théoriciens qui tentent de décrire cette phase ultra-chaude et ultra-dense ne savent plus à quels saints se vouer et se sentent autorisés à oser toutes les conjectures : l’espace-temps posséderait plus de quatre dimensions ; à toute petite échelle, il serait discontinu plutôt que lisse ; ou encore il serait théoriquement dérivable ou déductible de quelque chose qui n’est pas un espace-temps…
Mais le plus étrange dans cette affaire est que Gilbert Garcin, sans doute à l’insu de son plein gré, a su illustrer les différentes pistes explorées par les physiciens.
Temps 2
Dans les années 1970, des chercheurs se demandèrent : que se passerait-il si l’on ne supposait plus que l’espace-temps est continu ? Ils ont commencé par mettre au point une méthode permettant de faire des calculs sans supposer que l’espace est lisse, en prenant bien soin de ne faire aucune hypothèse qui aille au-delà des principes déjà contenus dans les formalismes respectifs de la physique quantique et de la relativité générale. En particulier, ils ont conservé deux des principes clés de la théorie d’Einstein, qui concernent la structure de l’espace-temps.
Le premier est que la théorie doit pouvoir être formulée sans référence aucune à un cadre spatio-temporel donné a priori, à un arrière-fond préexistant. C’est ce que les physiciens appellent d’ailleurs « l’indépendance de fond » : l’espace-temps lui-même doit être considéré non pas comme une arène fixée indépendante de ce qui s’y joue, mais comme un authentique objet physique dont la structure et la géométrie dépendent des effets qu’ont sur lui la matière et l’énergie.
Le second principe concerne les coordonnées d’un événement dans l’espace-temps : pour les définir, on doit pouvoir utiliser n’importe quel référentiel dans l’espace-temps, sans que le choix effectué change la forme des équations de la théorie. Un point de l’espace-temps ne doit en somme être défini que par les événements physiques qui s’y déroulent, et non par un jeu particulier de coordonnées.
Combinant ces deux principes aux techniques de calcul de la physique quantique, les chercheurs sont parvenus à élaborer un langage mathématique permettant de déterminer si l’espace-temps est continu, lisse (comme le supposent à la fois la physique quantique et la théorie de la relativité générale), ou discontinu, granulaire (« discret » comme disent les physiciens, c’est-à-dire constitué d’entités insécables, de taille non nulle). La conclusion à laquelle ils sont arrivés est que l’espace-temps n’est pas continu, mais granulaire : il ressemble à un morceau d’étoffe tissé de fibres distinctes, séparées les unes des autres.
Cette discrétisation de l’espace constitue la base de la théorie de la gravité quantique « à boucles », ainsi appelée car elle débouche sur l’idée que l’espace-temps serait structuré en boucles minuscules aux très petites échelles. Elle implique que les aires et les volumes sont eux-mêmes « quantifiés », au sens où ils ne peuvent prendre que des valeurs particulières, correspondant à des multiples entiers de quanta élémentaires de surface ou de volume. En d’autres termes, dans un passé très lointain de l’univers, il y avait des « atomes d’espace-temps ». La valeur de ces quanta élémentaires de surface et de volume est minuscule. La plus petite aire possible est de l’ordre de 10–70 mètre carré, ce qui vous permet de dire que la superficie de votre appartement contient environ 1072 aires de Planck, ce qui devrait impressionner dans les dîners mondains. Quant au plus petit volume possible, il est de l’ordre de 10–105 mètre cube. Ainsi, la théorie de la gravité quantique à boucles prédit-elle qu’il y a 10105 « atomes de volume » dans un mètre cube, soit bien davantage qu’il n’y a de mètres cubes dans l’univers observable (1091). De très grands nombres peuvent sommeiller dans de fort petites choses…
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