Après l’exposition Shoah et Bande dessinée, qui montrait comment le 9e art s’était emparé de la question du génocide, le Mémorial de la Shoah, à Paris, consacre jusqu’au 10 février son espace d’exposition temporaire à la création artistique contemporaine. Sont invités pour l’occasion, Sylvie Blocher (avec Gérard Haller), Arnaud Cohen, Natacha Nisic, Esther Shalev-Gerz, ainsi que l’historien Christian Delage. Autant de regards et d’écoutes qui permettent à la mémoire de se frayer un chemin singulier entre témoignage, traumatisme et réflexion.
Entrer au Mémorial de la Shoah, c’est d’abord être interpellé par les noms des 76 000 hommes, femmes et enfants juifs déportés depuis la France entre 1942 et 1944 dans le cadre de la « solution finale » mise en place par des dignitaires nazis et officiers SS, à Berlin en 1942. En ce dimanche après-midi de janvier 2019, des enfants collent leurs nez à ce Mur des Noms. Ils y cherchent ceux de leurs aînés et s’exclament, « Ici ! », un doigt posé sur la pierre. Ici. Le nom de celle ou de celui qui a péri dans un camp d’extermination parce qu’il était juif. Un nom sur un mur pour unique sépulture. Quelques lettres gravées pour une mémoire sans répit. A l’intérieur du bâtiment, une exposition permanente sur la Shoah et l’histoire des Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, un auditorium destiné aux projections et colloques, un centre de documentation constitué de plusieurs millions de pièces d’archives, 280 000 photographies, 2 500 témoignages, 3 000 films et 80 000 ouvrages, des espaces pédagogiques où se déroulent des ateliers pour enfants et des animations pour les classes, ainsi qu’une librairie spécialisée. Dans les étages, un espace est consacré à des événements ponctuels.
Ce jour-là, plusieurs créations contemporaines s’offrent au regard et à l’oreille. Sélectionnées par Sophie Nagiscarde, responsable des activités culturelles de l’institution, les œuvres, pour certaines flirtant avec le documentaire, viennent interroger le visiteur de manière singulière. Les fait connus ne se présentent plus sous un jour comptable et distancié. Les artistes s’en emparent pour tenter un tour de force : créer sans oublier. Des tubes des années 1980-1990 saturent tout à coup l’atmosphère. Arnaud Cohen a invité des amis. Il réactive l’œuvre performative de 2017, Dansez sur moi, qu’il présente comme puisant son inspiration dans le passé collaborationniste de son atelier. « Quand j’ai acheté cette friche industrielle recouverte de lierre et livrée aux pilleurs, je ne savais rien de l’histoire de ce lieu. Avec de la patience, j’ai fini par savoir ce que tout le village préférait oublier. » L’artiste propose de fouler au pied les « tombes fictionnelles » de plusieurs personnages ayant collaboré avec le pouvoir nazi. Il met en exergue ces noms et invite à danser dessus. Substituant à l’opprobre, l’exaltation de la vie.
Dans la salle d’à côté, Natacha Nisic présente Réservoir 1, une photographie de 2004 appartenant à la série Effroi, réalisée lors de plusieurs voyages à Auschwitz, tandis que Christian Delage propose Les récits de Simon Srebnik (2018). L’historien y étudie les narrations successives faites par ce survivant du camp de Chełmno, dont le premier témoignage fut recueilli dès février 1945. Citons également ses participations au procès Eichmann, à Shoah (1985) de Claude Lanzmann (1925-2018) et aux grandes collectes de témoignages organisées par l’Université Yale, la Fondation Spielberg et le Mémorial de Yad Vashem. « En comparant ces différents moments et cadres énonciatifs du témoignage, Christian Delage montre ce que l’historicisation des procédés de médiation est en mesure d’apporter à la connaissance historique et à la transmission de la mémoire de la Shoah », lit-on dans le lieu d’exposition.
Pour sa part, Esther Shalev-Gerz expose la parole de survivants des camps nazis. Entre l’écoute et la parole. Derniers témoins, Auschwitz 1945-2005 témoigne de ce qu’ils ont vécu. Devant les caméras de quatre équipes d’intervieweurs coordonnées par Bénédicte Rochas, une soixantaine de femmes et d’hommes livrent leurs souvenirs. Des témoignages transmis sans fard par l’artiste et désormais à l’œuvre dans la mémoire des visiteurs. Avant de regagner le quotidien, il reste encore une pièce à découvrir : Nuremberg 87 (notre photo d’ouverture). Opportunément projetée sur un mur jouxtant une fenêtre laissée ouverte sur la ville, la vidéo embarque le regard dans un voyage sensible et sans fin bercé par la voix d’Angela Winkler. Préoccupés par la question de l’extermination, Sylvie Blocher et Gérard Haller ont superposé à des images prises dans le stade de Nuremberg la voix de l’actrice allemande – L’Honneur perdu de Katharina Blum (1975) et Le Tambour (1979) de Volker Schlöndorff, notamment – prononçant des prénoms appartenant à ceux qui sont morts dans les camps. Mais laissons la plasticienne raconter : « Dans sa maison face aux volcans du Massif Central, elle nous avait accueillis d’abord froidement en nous demandant de quel droit nous lui demandions de porter, à elle seule, femme allemande, six millions de morts. Elle avait ajouté qu’elle ne pouvait pas se servir de son métier d’actrice pour dire cela, car ce serait obscène, et qu’elle ne pouvait pas le dire comme un maire devant un monument aux morts. Nous lui avions répondu que nous voulions qu’elle ne découvre ces prénoms qu’au moment de l’enregistrement. Des prénoms et non pas des noms, pour que chacun puisse être entraîné dans les mailles de la mémoire. Des prénoms établis à partir de la liste des morts… Nous ne voulions pas en sortir indemnes. » Il n’y eut qu’une seule prise.