L’exposition Yin de Yang Jiechang

Yang Jiechang tend des passerelles entre les mondes : jusqu’au 11 février, la galerie parisienne Jeanne Bucher Jaeger consacre tout un espace à l’artiste chinois qui célèbre cette année ses soixante ans. Papier marouflé sur soie, peinture à l’encre et poudre de coquillage, enregistrements sonores et performances calligraphiées témoignent d’une quête personnelle entre politique et métaphysique. Sur la terre comme au ciel est le titre de la rétrospective dédiée à ce « magicien de la terre » marqué par la révolution culturelle de Mao Zedong, transcendé par le taoïsme, le bouddhisme zen et trente ans de pratique artistique quotidienne. En 1989, Yang Jiechang s’installait au pays de Marcel Duchamp, à l’issue d’une première exposition collective au Centre Pompidou. Aujourd’hui, il revient avec nous, sur ses liens avec la Chine, « qui ne l’a jamais quitté ».

Yang Jiechang
Massacre, Yang Jiechang, 1982.

Aussi sombre, radicale et brute que minutieuse, lumineuse et complexe, l’œuvre de monsieur Yang, garde rouge dans les années 1970, prend forme sur les bases d’un apprentissage de la calligraphie et des techniques traditionnelles chinoises, enseignées à l’Académie des beaux-arts de Canton. Présenté comme travail de fin d’études en 1982, Massacre, un grand triptyque à l’encre sur papier (330 x 320 cm) nous accueille avec effroi sous la verrière de la mythique galerie parisienne fondée par Jeanne Bucher en 1925. Cette fresque de têtes coupées jonchant le sol transcende autant les enseignements rigides du réalisme socialiste et sa culture du portrait ouvrier que le classicisme asiatique de la peinture à l’encre.

Yang Jiechang
St Arbre-Feu Blanc (détail), Yang Jiechang, 2009.

Lui fait face, une œuvre sur soie (marouflée sur toile) naturaliste, tourmentée et puissante (St Arbre-Feu Blanc, 2009), dans laquelle se superposent des encres végétales et minérales, dont les couleurs évoluent dans le temps, pour mieux faire ressortir les blancs – le feu –, créés à partir de poudre de coquillages. Réalisée vingt ans après que ce maître des lavis ait posé ses valises en France – il est marié à une historienne de l’art originaire d’outre-Rhin –, la toile évoque, dans le style Gong Bi – soit très figuratif –, le changement et la purification par le feu. Pour l’artiste, qui puise son inspiration dans une réflexion taoïste empreinte de romantisme allemand et du versant noir de la littérature du XIXe siècle, la représentation esthétique du mal et des forces telluriques déchaînées est source de beauté ; elle convoque la prise de conscience d’une transformation nécessaire à toute régénérescence. « Seule la représentation effroyable et efficace de l’acte mauvais rend évidente la réflexion sur cet acte mauvais et son résultat », dit-il.

Yang Jiechang
Je ne veux pas travailler (Tale of the 11th Day Series), Yang Jiechang, 2010.

Plus loin, une fresque de près de quatre mètres de long, méticuleuse, luxuriante et rieuse, propose une autre vision de la nature : elle y apparaît comme la représentation utopique d’un monde globalisé où les animaux – peu importe leur espèce – paissent, communiquent et copulent ensemble, en toute quiétude, y compris avec des humains. Réalisée à l’encre sur soie, dans la plus pure tradition du manuel de peinture chinoise du XVIIe siècle Mustard seed garden, la toile s’intitule Je ne veux pas travailler. Elle est issue d’une série réalisée en 2010 (Stranger than paradise) dans laquelle l’artiste, un brin provocateur, s’interroge sur l’idée d’une société harmonieuse, nécessitant de nouvelles valeurs d’égalité, de respect mutuel et de compassion. Mais derrière ce paysage idyllique, la réflexion de Yang Jiechang n’a rien d’angélique : c’est justement la fragilité instable des relations animées par la curiosité de l’autre, la compassion et l’amour, sans hiérarchie ni rapport de force, qu’il met ici en exergue. « Bien que tous les humains soient reliés en une essentielle unité d’existence, l’harmonie est toujours issue d’un jeu de pouvoir, croit l’artiste. Sa beauté et son potentiel résident justement dans l’instabilité de l’équilibre qui doit être redéfini à travers chaque acte individuel. »

Puissance vitale

Yang Jiechang
On Ascension – Two Clouds 20.03.2003, Yang Jiechang, 2003.

Cette idée de l’action qui définit l’homme dans toute sa puissance créatrice, ou son indignation, apparaît chez Yang Jiechang dans des œuvres plus brutes, peintes directement à l’acrylique ou à l’encre, dans un geste radical, sur la toile dans laquelle l’artiste entre en peignant au sol. Son autoportrait (Self Portrait at Forty, 1996), sous la forme d’une silhouette noire sur fond blanc, nue et en érection, affirme ici l’idée d’une conscience active. Cette puissance vitale affirmée sur la toile apparaît d’autant plus provocatrice dans l’exposition, qu’elle jouxte une fresque de deux mètres trente sur six (230 x 590 cm) de même facture apparente, stylisant une foule aux regards aveugles, comme autant de têtes de morts regardant une exécution dans les rues de Shanghai (Lifelines 2, 1999).

La dimension politique du travail de Yang Jiechang l’inscrit dès le début de sa carrière dans une démarche résolument contemporaine qui ne se contente pas de détourner les techniques et supports traditionnels, mais cherche et explore de nouvelles formes d’expression. Si On Ascension – Two Clouds 20.03.2003, peinte à l’encre sur soie, fait référence à l’entrée des troupes américaines en Irak autant qu’elle rend hommage à la tragédie du 11-Septembre, Oh my god ! Oh Diu ! est un diptyque vidéo réalisé sous la forme de « deux actions calligraphiées » diffusées au sol, dans lesquelles l’artiste, défiant la rigueur académique, écrit inlassablement à l’envers, à l’aide d’un gros pinceau et d’une acrylique dégoulinante, la même invocation – mon dieu ! – alors que l’interjection est scandée dans la douleur par la bande sonore. Car pour lui, la seule image authentique de cette tragédie, diffusée en boucle par les médias, est celle d’un homme hurlant à dieu, alors qu’il courait dans la rue pour échapper à l’effondrement des Twins Towers. Une image qui n’est pas sans rappeler la légendaire petite fille (Kim Phuc) photographiée par le reporter Nick Ut pendant la guerre du Vietnam, alors qu’elle fuyait, nue sur la route, une attaque au napalm.

Yang Jiechang
Tibetan Pavillon-Self-Portrait at Fifty, Yang Jiechang, 2007.

Pour Yang Jiechang, qui jouit d’une double culture et n’aime ni la tiédeur du politiquement correct, ni l’hypocrisie médiatique, les combats n’ont pas de frontière. Aussi, sous la forme d’un petit autel multimédia, il mixe son autoportrait avec celui du Dalai Lama, proposant à la Biennale de Venise un pavillon pour le Tibet non représenté (Tibetan Pavillon-Self-Portrait at Fifty, 2007) ! Mais que veut nous dire l’artiste qui dirige sur nous, dans une installation vidéo, une flèche pointant d’un arc bandé ? Est-ce sa façon de nous accueillir en marquant son territoire, ou veut-il cibler notre attention ? Une vingtaine d’énigmes sont à découvrir rue de Saintonge, à Paris, relevant d’une œuvre éclectique, puissante, symbolique et méditative : on y retrouve ainsi Cent couches d’encre, Hundred Layers of Ink – Magic Wand, totalement abstraite, qui fut présentée au Centre Pompidou en 1989, lors de l’exposition Magiciens de la terre, mise en œuvre par Jean-Hubert Martin. L’artiste, dont le patronyme Yang désigne l’adret, le versant exposé au soleil, l’activité diurne et le masculin mis en lumière, nous rappelle dans cette rétrospective ce qu’écrivait Carl Gustav Jung, faisant référence à la pensée chinoise : « On ne peut voir la lumière sans l’ombre, on ne peut percevoir le silence sans le bruit, on ne peut atteindre la sagesse sans la folie. »

« Les artistes apportent toujours quelque chose au monde »

Yang Jiechang dans la vidéo Landscape Da Vinci, 2009.
Yang Jiechang dans la vidéo Landscape Da Vinci, 2009.

ArtsHebdoMédias. – Comment êtes vous perçu en Chine ? Quelles relations entretenez-vous avec le pays depuis que vous l’avez quitté ?
Yang Jiechang. – Pour la scène artistique chinoise, je suis associé à cette exposition fondatrice, Les magiciens de la terre, présentée au Centre Pompidou en 1989. C’était la toute première, au niveau international, qui invitait des artistes chinois sur un même pied d’égalité. Je respecte beaucoup l’art contemporain chinois et les artistes qui le portent. J’ai des rapports très proches et respectueux avec mes compatriotes : nous travaillons souvent ensemble, pas seulement en Chine mais un peu partout dans le monde. Cela fait partie de ma façon de vivre que de voyager d’un pays à l’autre. Comme dit Michael Lin : « Je suis un artiste chinois d’outre-mer. » C’est-à-dire que je suis chinois et que je vole souvent au-dessus des mers pour aller d’un pays à un autre.

Que pensez-vous que les artistes chinois puissent aujourd’hui apporter au monde de l’art et, notamment, à l’art occidental ?
Peu importe leurs origines, les artistes apportent toujours quelque chose au monde. Provenant d’une autre culture, je peux me servir de mes différences et d’une certaine distance pour porter un autre regard sur le politique, l’histoire ou sur ce qui, ici, apparaît comme tabou. Comme certaines figures européennes du XXe siècle ou, plus récemment, les événements du 11-Septembre. Mon expérience personnelle, quant à cette forme de résistance rencontrée dès lors que je prends de telles postures, m’a enseigné combien ce type d’approche était essentiel afin d’élargir notre perception du monde et la compréhension entre les individus.

Vous enseignez actuellement en Chine. Que souhaitez-vous transmettre à vos étudiants ?
En ce moment, j’interviens en master au sein de la section expérimentale de l’Académie des beaux-arts centrale de Pékin. J’essaye de montrer à mes étudiants comment utiliser leur tête et leurs mains en travaillant sur une procédure laborieuse et méticuleuse, telle que le démantèlement d’un piano et sa reconstruction. Je veux leur faire comprendre combien c’est important d’avoir une base artisanale solide. Les concepts et les idées viendront après.

Qu’est-ce que la France vous a appris, en ce qui concerne le monde de l’art et celui de la création proprement dite ?
Mon sentiment est qu’en France, on mise un peu trop sur une approche philosophique et conceptuelle de l’art. Il me semble qu’il faut dépasser Duchamp dans le sens où lui-même l’entend : il nous a enseigné de tuer cette idée de l’art mis sur un piédestal pour avancer, alors faisons de même avec ses préceptes pour aller plus loin !

Travaillez-vous déjà sur une prochaine exposition ? Quels sont vos projets ?
Actuellement, je prépare plusieurs expositions pour 2017, dont une de groupe, qui s’installera au Guggenheim Museum de New York à la fin de l’année prochaine, et plusieurs solos shows en Chine, dont un qui prendra place au sein d’un important musée de Pékin.

Yang Jiechang
Oh my god ! et Oh Diu ! (détails), Yang Jiechang, 2003.
Contacts

Sur la terre comme au ciel, jusqu’au 11 février à la galerie Jeanne Bucher Jaeger, à Paris. www.jeannebucherjaeger.com
Le site de Yang Jiechang.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’exposition de Yang Jiechang Sur la terre comme au ciel, avec au premier plan et de gauche à droite St Arbre-Feu Blanc (2009) et Self Portrait at Forty (1996) © Yang Jiechang, photo galerie Jeanne Bucher Jaeger – Massacre © Yang Jiechang, photo Orevo courtesy galerie Jeanne Bucher Jaeger – St Arbre-Feu Blanc © Yang Jiechang, photo Orevo courtesy galerie Jeanne Bucher Jaeger – Je ne veux pas travailler © Yang Jiechang, photo Orevo courtesy galerie Jeanne Bucher Jaeger – On Ascension – Two Clouds 20.03.2003 © Yang Jiechang, photo galerie Jeanne Bucher Jaeger – Tibetan Pavillon-Self-Portrait at Fifty © Yang Jiechang, photo galerie Jeanne Bucher Jaeger – Landscape Da Vinci © Yang Jiechang, photo galerie Jeanne Bucher Jaeger – Oh my god ! et Oh Diu ! © Yang Jiechang, photo Orevo courtsey galerie Jeanne Bucher Jaeger

Retrouvez Yang Jiechang sur le site Gallery Locator.

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