L’esprit Noailles aux couleurs arc-en-ciel

Dans le sillage du 34e Festival international de mode, de photographie et d’accessoires de mode, qui s’est tenu du 24 au 29 avril dernier à Hyères, près d’une vingtaine d’expositions sont à voir jusqu’au 26 mai au cœur de la Villa Noailles et de ses « extensions ». De la sensualité des salons et jardins de la Villa Romaine, investis au 38 boulevard d’Orient, à l’ombre de la Tour des Templiers sur la place Massillon, ou encore dans l’esprit « Nouvelle Vague » de l’hôtel-restaurant La Reine Jane sur le port de l’Ayguade – où embarquèrent, avec Godard, Pierrot le Fou et Marianne pour se perdre à Porquerolles –, le parcours des expositions, enchanté par de splendides compositions florales et olfactives, met tous les sens en émoi, tandis que les jeunes lauréats du concours photographique, exposés dans les sous-sols de la villa réalisée par Mallet-Stevens, nous proposent les images d’autres réalités contemporaines et d’autofictions existentielles.

Pièce signée Charlotte Chesnais.

Initié en 1986 par le directeur de la Villa Noailles Jean-Pierre Blanc, le Festival international de mode, de photographie et d’accessoires de mode s’organise aujourd’hui autour de trois concours, d’expositions et de tables rondes. Les concours rassemblent dix stylistes (depuis 1986), dix photographes (depuis 1997) et dix créateurs d’accessoires (depuis 2017), sélectionnés par des jurys de professionnels. Les créations des lauréats sont alors présentées sous forme de défilés, pour le concours mode, et d’expositions collectives en accès libre, pour les deux autres compétitions, aux côtés d’installations contemporaines mettant en perspective les œuvres des présidents des jurys et des anciens lauréats, ainsi que d’une exposition permanente rappelant les heures précieuses de la villa et la créativité de ses fondateurs, dans un esprit de famille qui ne cesse de s’agrandir !
Cette année plus que jamais, la Villa Noailles semble avoir renoué avec l’esprit de la Côte d’Azur, avec cette forme d’élégance raffinée, suscitée par la transparence d’un voile, la nonchalance d’un temps ralenti irradiant de lumière les surimpressions soyeuses des tenues Chloé dans le dédale d’un labyrinthe conçu par Natacha Ramsay-Levi, directrice artistique de la marque de vêtements féminins et présidente du jury « Mode ». Face à la piscine voulue en étage par la maîtresse originelle des lieux, Marie-Laure de Noailles, la nudité plastique banalisée des mannequins photographiés présentant les accessoires de mode, dont le nouveau concours de talents fut initié en 2017, n’est pas sans rappeler le naturalisme d’un corps décomplexé déambulant sur l’île du Levant, dont on devine les contours, au large, par les brèches monumentales d’un château ouvert sur le bleu du ciel depuis les années 1920. A contempler dans l’atelier de peinture de la comtesse, mécène d’un autre temps, l’ambitieuse radicalité des rondeurs formelles que dessinent les bijoux de Charlotte Chesnais, présidente du jury « Accessoires de mode », érigés à la taille de sculptures de bronze tels des pièces de Brancusi posées sur un socle, et qu’elle s’exerça d’abord à façonner par le fer dans le garage familial, en Normandie.

Pièce de la collection Woman in bloom, Róisín Pierce.

Et si l’on retrouve chaque année, à l’occasion d’un festival qui montre la jeune création à l’œuvre, cette volonté manifeste d’asseoir le luxe et la volupté dans un esprit de liberté par l’affirmation d’un style et le travail des matières, la sélection 2018-2019 dans la catégorie « Mode » en signait l’apogée ! Upcycling et réutilisation de matériaux naturels anoblis par un savoir-faire artisanal pointu furent majoritairement mis en avant et adoubés par les professionnels comme par le public. Ainsi, la styliste irlandaise Róisín Pierce, avec sa collection d’étranges papillotes de coton blanc Woman in bloom, fut à la fois gratifiée du Prix du public de la Ville d’Hyères et du Prix des métiers d’art de Chanel (1), soit d’une nouvelle dotation de 20 000 euros initiée pour la réalisation d’un projet en collaboration avec des artisans d’exception à découvrir l’année prochaine.
Quitte à regretter peut-être un manque d’audace quant à la projection de l’habit dans un futur intégrant de nouveaux usages et de nouvelles formes de mobilités, on retiendra de cette session l’idée d’un vêtement de moins en moins genré, conçu comme une sculpture de soi, convoquant dans un sentiment quelque peu nostalgique une forme de retour à la nature et aux grands espaces qui se profile par d’autres postures à travers la sélection photographique. Celle-ci souligne en l’occurrence autant les anachronismes spatio-temporels de notre époque qu’une certaine forme de vacuité d’une quête existentielle dont les dés semblent pipés pour les générations futures.

Introspections photographiques

Observations and orchestrations (série), Kerry J Dean.

Dans sa série Outburst, le Suisse Vincent Levrat fait ainsi du terrain vague son studio à ciel ouvert, où il se confronte à la matérialité physique des choses « pour échapper aux mondes virtuels dans une volonté naïve, presque enfantine, de faire tabula rasa ». Or, le terrain vague s’avère être un réservoir de formes et de matériaux pauvres propices à l’imagination. Dans une autre quête d’espaces vierges, les désirs de Mongolie de la Britannique Kerry J Dean, dont elle fixe la théâtralité du quotidien dans sa série Observations and orchestrations, laquelle « parcourt la beauté étrange qui se manifeste dans ces zones de frictions entre les traditions et la culture contemporaine », souligne-t-elle. Avec ces voitures et ces camions abandonnés dans le désert, enveloppés dans des tissus imprimés pour les protéger d’un climat extrême ou bien avec ces jeunes filles coiffées d’un pompon aux couleurs ultra-vives, elle fixe ici « avec une certaine nostalgie, les derniers vestiges du système éducatif de l’ère communiste ».

Vue de l’exposition consacrée à Tommy Kha, série I’m Only Here to Leave, 2017.

Gratifiée du Grand prix du jury « Photographie », et déjà repérée dans bien d’autres manifestations, Alice Mann, née en Afrique du Sud en 1992, immortalise dans la joie d’autres fillettes en costume, les Drummies (notre photo d’ouverture) ou majorettes, issues le plus souvent de milieux défavorisés et pour qui ce sport de compétition, considéré comme un tremplin social, augmente l’estime de soi et renforce la notion d’appartenance au groupe par un travail d’équipe exigeant. D’autres visions communautaires mettent en exergue des télescopages identitaires et la vision fragmentée de la vie qu’exacerbe la photographie : dans de grands tirages noir et blanc montrant les corps alanguis de jeunes soldats britanniques au retour de leur service en Afghanistan, le Suisse Federico Berardi joue sur les codes masculins d’une virilité partagée – homo ou hétérosexuelle – qui leur permettent de supporter la tragédie du quotidien, brouillant ainsi les pistes dans sa série Lash Vegas entre la photo d’art et le documentaire. Sous une autre forme de quête identitaire, le Sino-Américain Tommy Kha, diplômé de l’université de Yale, se fabrique des masques de différentes matières à partir d’autoportraits qu’il superpose sur des clichés découpés de son corps (I’m Only Here to Leave), se mettant ainsi en scène « dans des collages sur Photoshop à l’apparence ratée ou encore dans des natures mortes qui me “rendent” plus ou moins asiatique ou plus ou moins queer, selon mon désir ». La photographie apparaît pour la plupart de ces jeunes artistes comme le théâtre de mises en scène introspectives, parfois même curatives.

If You Are A Wound, I Am The Scar (série), Hilla Kurki, 2017.

Dans une performance expiatoire d’un deuil (If You Are A Wound, I Am The Scar), la Finlandaise Hilla Kurki se photographie dialoguant avec les robes de sa sœur défunte, dans un corps à corps avec le vêtement, insistant sur la matérialité du tissu qu’elle découpe et remodèle comme si elle voulait en extirper les émotions négatives dont elle libère son propre corps. Hilla Kurki a par ailleurs remporté, pour un tout autre cliché au titre évocateur, Sheer Joy Gloves (Gants de pure joie) le Prix de la nature morte initié pour la première fois cette année. Dans une démarche tout aussi répétitive et ancrée dans le quotidien, le Français Hubert Crabières structure essentiellement son travail, depuis 2014, autour d’une série unique (La Pesanteur et la Grâce) qu’il réassemble à chaque opportunité d’exposition, à partir d’un fonds d’images de ses proches et des objets dont il s’entoure, dans un immense collage, cherchant à « provoquer les tensions qui cohabitent ou se confrontent dans l’espace domestique ». Son approche de la composition et de la couleur a été récompensée par le Prix American Vintage, dont une partie de la dotation est destinée à répondre à la commande d’une série mode pour la marque de vêtement éponyme.

Beyond the Shadows (série), Elsa & Johanna, 2018-2019.

Se positionner dans des autofictions qui convoquent l’intimité banale de scènes quotidiennes constitue le noyau dur de l’œuvre du duo de plasticiennes et réalisatrices déjà multi-primées Elsa & Johanna. « Comme une ouverture furtive sur des extraits de vie, nos arrêts sur images viennent s’inscrire quelque part dans un tiroir de l’imaginaire collectif », expliquent les récipiendaires du Prix du public de la Ville d’Hyères pour leur série Beyond the Shadows. « Nos deux visages font office de motifs qui se reproduisent dans nos photographies comme un voyage à travers le temps, pour nous rappeler que les mensonges et la fiction peuvent aussi nous raconter une forme de vérité. » Rendre la matière vivante : dans une recherche plasticienne originale, un autre Français, Jean-Vincent Simonet, fasciné par la culture subversive nippone, explore le médium photographique dans des compositions alchimiques, tentant de traduire ses visions nocturnes hallucinées du Japon en imprimant ses images sur bâche plastique, de telle sorte que jamais l’encre ne puisse jamais véritablement sécher. Etrange, n’est-ce pas ?! Telle est la posture de l’Irlandais Andrew Nuding qui, à travers sa série Making strange, est capable de susciter la frousse avec un assemblage de chips.

Art et libertinage à tous les étages

Intervention signée Grégoire Motte, 2019.

Disséminée un peu partout dans les coursives de la Villa, dans les escaliers et jusque dans la vasque d’un lavabo, l’espièglerie de l’artiste-designer Grégoire Motte fait œuvre d’un peu de légèreté, renouant avec l’esprit surréaliste des poètes qui hantèrent ces lieux : deux pâtes à pizza, comme deux ronds de flan, s’accaparent ici une sortie de secours en guise de bouche, alors que d’ingénieuses fontaines portatives, concoctées à partir de bouteilles d’eau, de boîtes de sardines et de coquillages, se sont invitées dans l’encadrement des fenêtres. La vision insolite d’une jambe, ou plutôt d’un bas, puis d’un deuxième émergeant du bleu Fjord emprunté à la peinture Dulux Valentine – que l’artiste affectionnerait plus que tout depuis un hypothétique voyage en Norvège – nous offrent autant d’instants de vacances cérébrales, alors que des oiseaux à l’envergure de poivrons rouges s’immiscent dans le tableau… Comme la promesse d’une fête. D’une fête totale que Marie-Laure et Charles de Noailles aimaient organiser sous la forme de bals à thème, prétextes à commander des œuvres aux artistes, ainsi qu’aux musiciens et aux danseurs pour promouvoir leurs talents.

Vue de l’exposition Love My Way à la Villa Romaine.

Ainsi, tous les ans, l’esprit des mécènes s’immisce un peu plus dans la petite station balnéaire, portée par l’empreinte du festival et sa villa, devenue centre d’art d’intérêt national en mars 2017. Cette année, renforçant l’imagerie d’une sexualité LGBTQ (2) pleinement assumée, la belle demeure d’un collectionneur (décédé), la Villa Romaine, occupée quelques années plus tôt par la Maison Chanel pour y proposer des ateliers, est devenue l’écrin de performances et reste, jusqu’au 26 mai, celle d’une visite privilégiée. Dans une scénographie savamment orchestrée par Valentin Dubois, architecte d’intérieur et lauréat du Prix du public Design Parade 2018, les œuvres disposées dans la splendeur interlope de la Villa Romaine s’entremêlent un peu comme la configuration alambiquée d’une partie sadienne, sans qu’on comprenne bien qui en sont les auteurs… Mais peu importe, les crédits sont discrètement annotés sur plans et feuilles de couleur disponibles à l’entrée : sculptures, en bronze ou en céramique, tissages, vidéos, tapis, peintures, dessins, slips, chaussettes et autres objets symboliques, empruntés à plus d’une cinquantaine d’artistes à prédominance masculine, exacerbent à table, dans l’antichambre, le grand salon ou bien dans l’escalier, une sexualité décomplexée célébrant une « gayté » assumée, qui pourrait presque enhardir les dispositions hétérosexuées les plus assagies si la figure féminine – ne serait-ce que dans l’allégorie de ses zones érogènes – était davantage conviée à la partie. Il se dégage somme toute de l’exposition Love My Way, ambiancée par la touche sonore de Michel Gaubert, un raffinement baroque d’une belle sensualité qu’il serait dommage (pour ne pas dire con) de bouder puisque sur une proposition de Jean-Pierre Blanc, le directeur du festival, et de Pau Avia, nous y sommes tou(te)s convié(e)s en entrée libre. Sauf les mineurs, cela va de soi !

(1) Les représentants des métiers d’art de Chanel ayant collaboré avec les finalistes sont Desrues, Ateliers de Verneuil en Halatte, Lemarié, Maison Michel, Massaro, Lesage, Goossens, Montex, Causse et Lognon.
(2) LGBTQ : Lesbienne, Gay, Bisexuelle, Transgenre, Queer.

Le palmarès 2019

Concours de photographie : Grand prix du jury photographie, Alice Mann (Afrique du sud) ; Prix de la nature morte, Hilla Kurki (Finlande) ; Prix du public de la ville d’Hyères, Elsa & Johanna (France-Etats-Unis) ; Prix de la photographie American Vintage, Hubert Crabières (France).
Concours de mode : Grand Prix du jury Première Vision, Christoph Rumpf (Autriche) ; Prix Chloé, Tina Schwizgebel-Wang (Suisse) ; Prix des métiers d’art, Róisín Pierce (Irlande) ; Mention spéciale du jury, Tetsuya Doi, Yota Anazawa & Manami Toda (Japon) ; Prix du public de la Ville d’Hyères, Róisín Pierce (Irlande).
Concours d’accessoires de mode : Grand prix du jury Swarovski, Noelia Morales (Espagne) ; Mention spéciale du jury, Dorian Cayol & Quentin Barralon (France) ; Prix du public de la Ville d’Hyères, Sarah Levy (Belgique).

Contact

Les expositions sont à voir jusqu’au 26 mai à Hyères à la Villa Noailles et à la Villa Romaine (38 boulevard d’orient). Plus d’infos sur https://villanoailles-hyeres.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : Drummies (série), 2017 © Alice Mann – © Charlotte Chesnais, photo Orevo – Woman in bloom © Róisín Pierce, photo Jorge Perez Ortiz – Observations and orchestrations © Kerry J Dean, photo Orevo – I’m Only Here to Leave © Tommy Kha, photo Orevo – If You Are A Wound, I Am The Scar © Hilla Kurki, photo Orevo – Beyond the Shadows © Elsa & Johanna, photo Orevo – © Grégoire Motte, photo Orevo – Love My Way  © Photo Orevo

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