Léa Le Bricomte ou l’art de la guerre

Un masque de chef indien « en or » accroché au mur est la cible d’un jeu de fléchettes, alors qu’une authentique veste de vétéran ornée de majestueuses plumes d’oiseaux sauvages surplombe un amas de balles de cuivre au beau milieu de la pièce. Sur deux socles distincts, sont présentés d’utopiques palais miniatures construits à partir d’une artillerie de douilles (Spirit Houses). Un alignement de médailles issues de toutes les batailles du monde suspendues par des rubans aux couleurs pop (Dripping Medals) s’étend de tout son long pendant qu’une colombe veille, en grand administrateur, sur une armée de peignes afro-américains aux poings levés (Red Line)… Bienvenue à la galerie Valérie Delaunay à Paris ! De la dérision à la spiritualité, les œuvres de Léa Le Bricomte, exposées jusqu’au 27 février, nous font cheminer par toute une anthropologie du conflit martial qui questionne autant l’ironie et les paradoxes de l’histoire que les notions de talisman, de jeu ou d’apparat militaire. Composées à partir d’objets symboliques détournés, elles brouillent les pistes d’une interprétation qui se voudrait trop hâtive ou manichéenne. Unconquered, titre l’exposition monographique (photo ci-dessus) de l’artiste en référence à la devise des indiens Séminoles, le peuple d’amérindiens autochtones qui refusa de signer le traité de Washington, entérinant en 1836 la paix avec les Etats-Unis. « Invaincu », comme si toute interprétation artistique n’était d’ailleurs jamais totalement conquise, pas plus qu’un territoire dont Léa Le Bricomte interroge les fantômes avec la complicité de l’ethno-musicienne et chamane Corine Sombrun, qu’elle invite sur les champs de bataille à Verdun. Nous avons rencontré cette jeune plasticienne et conquérante performeuse, diplômée des Beaux-Arts de Paris, en 2012, à l’issue d’un parcours artistique qui la mena de l’Ecole nationale des beaux-arts de Dijon à celle de Caen, jusqu’à une récente résidence en Floride.

ArtsHebdoMédias. – Unconquered n’est pas votre première exposition sur cette thématique de la guerre. On peut citer FEU !, présentée à la galerie le Préau en 2011 à Nancy, War Room, proposée en plusieurs épisodes avec la galerie Lara Vincy, à Paris, entre 2012 et 2014 pour Yia Art Fair, No Go Zone, en 2015, ou encore War warm, sounds of war… D’où vous vient cet intérêt pour la guerre et plus particulièrement la balistique ?

Red Cloud, Léa Le Bricomte, 2018.

Léa Le Bricomte. – Je ne saurais dire précisément d’où cela vient. La guerre est une composante manifeste de la nature humaine, l’histoire de nos sociétés se construit sur celle des guerres ; j’ai adopté cet angle d’attaque. Pour créer un récit, je dis souvent que ma réflexion a mûri lors de mes études aux Beaux-Arts de Caen. Cette ville, détruite puis reconstruite, porte en elle des stigmates bouleversants. J’ai fait sur place de nombreuses recherches, j’ai eu accès à du matériel de guerre neutralisé. J’ai commencé à envisager ces munitions, ces obus, comme le matériau potentiel de mes œuvres. Parallèlement à cela, je suis passionnée, imprégnée par les cultures orientales : tibétaine, indienne, japonaise qui portent en elles le concept du temps cyclique, l’impermanence comme seul élément véritablement existant. Il y a aussi cette idée de non-dualité, de réconciliation des opposés, qui est très présente dans mon travail. Plus récemment, ces cinq dernières années, je me suis plongée dans les univers animistes, chamaniques et je suis aussi partie à la rencontre des peuples autochtones amérindiens. Ainsi, intuitivement, j’ai eu envie de mêler toutes ces recherches, de les faire dialoguer. L’esprit guerrier renvoie tant à la guerre extérieure qu’au combat intérieur.

Jusqu’où allez-vous pour réaliser une œuvre ?

Unconquered, Léa Le Bricomte, 2018.

Par exemple, pour réaliser les trois vidéos extraites du projet Spirits of War, présentées pour la première fois à Paris à la galerie Valérie Delaunay, j’ai travaillé avec une spécialiste de la transe cognitive et du chamanisme en Mongolie. Les actions prennent place dans des paysages abîmés par la guerre, en pleine forêt ou dans les ruines d’un village (plus exactement, au-dessus du fort enfoui de Douaumont, dans la « zone rouge » et dans un abri démoli). Aussi scientifique que rituelle, la séance permet de s’interroger sur ce qu’il reste des traumas de l’histoire et de leur offrir, entre science et croyance, la possibilité d’une réparation symbolique. Les vidéos sont les traces de l’expérience brute, sans montage. On ne rentre pas dans le contenu possible des visions, la transe devient œuvre et performance. Ce que je propose ici, c’est une œuvre ouverte qui n’a pas été conçue pour créer un récit.
Quant à mon expérience avec les indiens Séminoles, j’ai profité d’une résidence d’artiste à Miami, en Floride, pour aller à leur rencontre. Je me suis toujours intéressée aux peuples autochtones. Les Séminoles sont issus des tribus Creeks, qui se sont métissées avec d’autres amérindiens et d’anciens esclaves afro-américains fuyant la servitude… Ce qui m’intéresse aussi chez eux, c’est que ce sont des guerriers qui ont refusé la paix avec Washington, ce qui peut paraître paradoxal avec le fait qu’ils sont aujourd’hui engagés dans l’armée américaine. Ils demeurent des guerriers. Non seulement, ils ont fait perdurer le lien avec leurs ancêtres, mais aussi un rapport spirituel avec le fait guerrier, qui dépasse de façon plus subtile et complexe la notion de dualité. Je me suis rendue compte également qu’ils partagent avec les Occidentaux le même rapport à l’arme ou au talisman que l’on porte sur soi. Ce qui m’a émue et surprise à mon arrivée dans la réserve, c’est par exemple un immense bâtiment en forme d’étoile dans lequel les indiens se retrouvaient. Cette construction faisait également office de musée, avec l’exposition d’objets guerriers aux couleurs de leur tribu et auxquels ils avaient conféré une charge animiste. Ils avaient opéré des transpositions esthétiques entre les deux univers. On pouvait trouver, par exemple, des coquillages gravés ou des briquets datant de la guerre du Viêt Nam, de la même manière que l’on découvrit des objets de tranchées réalisés à partir de bouts de bois ou de douilles chez les Européens à l’issue de la Première Guerre mondiale.

Votre art semble toujours contenir une dimension politique. Comment articulez-vous l’art et la politique ?

L’art dépasse la politique. Le champ politique se situe dans une course contre le temps. Il est rythmé par l’action/réaction permanente, l’attente ou la provocation d’une réponse immédiate. Il s’exerce dans le présent, dans un temps éphémère, alors qu’il impose une dialectique, un cadre théorique, un argumentaire et une sémantique bien définis qui créent parfois des choses étranges. L’art, au contraire, se pose ; il opère dans une toute autre temporalité. Il s’inscrit dans d’autres cadres beaucoup plus libres, il emploie d’autres langages. L’art fait fi de la dualité, en tout cas dans mon travail, je me penche sur la réconciliation de cette dualité. L’art est sa propre finalité.

Red Line, Léa le Bricomte, 2019.
Contacts

Unconquered, jusqu’au 27 février à la galerie Valérie Delaunay, à Paris. La galerie est ouverte, exceptionnellement, du lundi au samedi de 12 h 30 à 19 h jusqu’au 27 février.
Le site artiste : Lealebricomte.tumblr.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’exposition Unconquered à la galerie Valérie Delaunay (2019) © Léa Le Bricomte, courtesy galerie Valérie Delaunay – Toutes les photos sont créditées © Léa Le Bricomte courtesy galerie Valérie Delaunay

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