Invité par Wajdi Mouawad, directeur de La Colline, Alain Willaume a transformé le foyer du théâtre parisien en une installation photographique énigmatique, oscillant entre un réel trouble et un récit fictionnel. Le photographe du collectif Tendance Floue succède ainsi à Sarah Moon, dont le travail avait été mis en résonnance avec celui du graphiste-typographe Pierre di Sciullo. Mélancolie des collines est accompagnée par des textes de Gérard Haller et visible jusqu’à la fin de 2019.
Deux sages piliers sont plantés dans le hall du Théâtre de la Colline. Sur l’un s’impose une échelle de corde et de bois, sur l’autre une forêt obscure. La première appartient à la série Fracture et confusion, la seconde à Rien voir. Les photographies d’Alain Willaume poussent à la métaphore. L’œil qui lit les légendes, « Echelle de secours d’un réservoir d’eau sur un site d’exploitation de gaz de schiste de la compagnie gazière Chesapeake. Environs de Wyalusing, Bradford County, Etat de Pennsylvanie, Etats-Unis, 2013 », « Fouillis de branches en bordure de la RN 83 entre Mulhouse et Strasbourg, France, 1986 », ne reconnaît rien d’elles. Toutes les échelles sans début ni fin relient sans avoir à y penser la terre au ciel. Le rêve de Jacob surgit. L’œil est à l’affût. Il ne manquerait plus qu’un ange se manifeste et qu’il ne le voit pas. L’esprit plus taquin en vient à se remémorer une autre ascension, celle de Jack, ardent vainqueur d’un magique haricot. La forêt déclenche aussi des visions. Hansel et Gretel s’y perdent. Une sorcière y concocte des filtres. Un ovni y trouve une clairière. Un fait divers s’y déroule. A ce stade de la visite, tout est possible. L’ambiance du lieu influence le sentiment. Quel que soit le récit à découvrir, il ne peut être que fiction. Les formes photographiques proposées d’emblée explorent l’imaginaire. Elles en disent suffisamment, mais pas trop. « Alain Willaume développe une œuvre singulière en prise avec le monde qu’il sillonne et observe depuis de nombreuses années, interrogeant la pratique même de la photographie. Sous l’influence de longs voyages et à l’écart des courants, il dresse une cartographie personnelle faite d’images énigmatiques et engagées qui, toutes, racontent la violence et la vulnérabilité du monde et des humains qui l’habitent », peut-on lire sur le site de Tendance Floue, le collectif dont il est membre depuis 2010. Un monde qui ne chute pas, mais montre son insomnie et raconte l’épuisement des humains comme l’explique Wajdi Mouawad, le directeur de La Colline, dans un texte (voir notre encadré) accompagnant l’installation que le photographe a imaginée pour le théâtre.
De chaque côté du hall, un escalier mène au foyer. Un bar, des tables et des chaises, deux piliers rectangulaires et un tableau noir. Nous sommes dimanche en fin d’après-midi. Il n’y a personne. Les paysages s’étirent dans le silence. Des regards noirs fixent le vide. « Un petit matin d’hiver, des conducteurs de deux-roues attendent que le feu passe au vert pour reprendre leur route. Première série de portraits dissimulés qui inaugure les séries Autodéfense II, III et IV, elle porte déjà en elle les croisées de vulnérabilité et de menace : une armée civile fictive apparaît sur l’écran d’un réseau de télésurveillance imaginaire », explique un cartel pensé par l’artiste. Ainsi balisé, les images envahissent l’œil. Il y a là L’Homme de Bochum, seul témoin de l’unique fois où Alain Willaume a photographié du théâtre, une vigie sur un rivage danois, un moine tibétain en prière, un berger près d’un mirador. Les prises de vue issues de temps et de lieux différents émergent d’une matière en noir et blanc. Leur grain les fixe dans une atmosphère étrange. Des personnages s’intéressent à un phénomène hors champ. Des images sans êtres distillent une solitude. Une inquiétude, aussi. Des objets du commun viennent interrompre le panorama et s’immiscent dans l’histoire. Un vert fluo surgit ainsi dans le ciel gris de Busan. Une table s’invite entre deux tours coréennes. Quasiment déroulée en 360°, l’histoire est proche d’un rébus filmique où chaque élément joue sa partition pour faire entendre le discours de l’ensemble.
Mais revenons au tableau noir. Traversé par une série de feuilles blanches, il porte quelques inscriptions à la craie. « J’ai faim de tout », écrit W.U. Juste à côté, « étirer » donne son « é » qui s’offre à d’autres fins « é-tendre », « é-treindre », « é-poustouflant ». Il faut s’approcher encore pour découvrir les propositions tenues par de minces clous. Sur les treize morceaux de papier, une même mise en page. « Photographier » est le titre. Puis ont été déposés une image et un texte signé Gérard Haller. L’auteur s’empare tour à tour des lettres formant le mot en majesté et en propose un autre commençant par la même lettre que lui. Exemples. Le premier « p » de « photographier » engendre « partage », le premier « h » s’envole vers « horizon » et le premier « o » dévoile « origine ». Le verbe incitateur de poésie agit. « Retrait – au bout du monde comme au bout de soi, au bord extrême dedans de soi, c’est le même gouffre, sans fond, la même nuit, le même lent retrait de la lumière qui fait chacun, pour l’autre, sacré : exposé, comme lui, au noir qui vient et lui annonçant ainsi le commun ». Jamais de point au bout des ultimes phrases. Les mots s’échappent alors et ensemencent les images. A angle droit du tableau, d’autres s’agitent. Certains en couleur crient forts. En noir et rouge la parole est vivante. En face, la baraque d’un marchand de souvenirs proche de la basilique italienne Santa Maria de Finibus Terrae tient ses portes grandes ouvertes. Le récit se poursuit. Au-dessus, quatorze tirages encadrés forment une ligne comme si la main de l’artiste avait déployé le story-board d’un film. Dans un horizon de collines, peu d’hommes mais une nature aride qui les éloigne de tout. Sauf des nuages. Ici habite Mélancolie.
Montrer est offrir du mystère
Au théâtre, l’installation Mélancolie des collines est introduite par un texte signé Wajdi Mouawad. Difficile de ne pas vous faire profiter de ces quelques lignes qui offrent son titre à notre article.
« “Nature aime se cacher*” et celui qui montre, qui dévoile, ne trahit pas forcément cet amour de l’esquive. Montrer n’est pas toujours obscène quand montrer est offrir du mystère, inviter le regard à revenir pour raconter mille histoires, pour se perdre dans la puissance des formes, ou la profondeur des noirs, la générosité bouleversante des gris à l’infini. Le monde ne chute pas, il montre son insomnie et dans son épuisement, il nous raconte l’épuisement des humains. Instantanéité de notre harassement comme de notre fragilité. Beaucoup en font l’expérience, quand le paysage qui s’ouvre au regard révèle ce que nous ignorions de nous-mêmes. “Nature aime à se cacher”, jouer à la débusquer ne peut être qu’un dépassement, une bonté supérieure, un acte de bravoure. » Wajdi Mouawad
* Héraclite d’Éphèse, vers 544 av. J.-C.