Dessins animés et fantasmagories contemporaines

En cette avant-dernière semaine de mars, le dessin contemporain est à l’honneur dans différentes foires et galeries parisiennes. Alors que le salon Drawing Now convie, au Carreau du Temple, la bande dessinée aux côtés de 72 galeries d’art dans une exposition orchestrée avec la Cité internationale de la BD d’Angoulême, et qu’ArtsHebdoMédias vous dévoile un deuxième opus sur le Mobile Art dans le cadre de DDessin, installé sous la jolie verrière de l’atelier Richelieu, nous avons souhaité nous pencher sur d’autres formes de dessin en mouvement : comment les artistes s’ingénient-ils à l’extraire de la page pour en faire un objet du curiosité, pour en animer le trait ou bien l’expérimenter en 3D, pour en augmenter la dimension, ou encore jouer sur la temporalité par la projection et le son ? Voici quelques éléments de réponse !

Puss in boots (détail), Lotte Reiniger, 1954.

Les lanternes magiques suscitaient la peur, l’admiration et l’émoi dans les villages par la démultiplication des ombres créées à partir de dessins peints sur une plaque de verre. Les premiers phénakistiscopes mettaient en mouvement de fabuleuses saynètes érotiques, par des mouvements cycliques – pas tout à fait les mêmes actions que celles d’Eadweard Muybridge retenues par l’histoire ! Walt Disney n’a pas non plus inventé le dessin animé : dès l’âge de 16 ans, Lotte Reiniger (1899-1981) concoctait des films à partir de silhouettes découpées, animées image par image, et réalisait en 1919 son premier long métrage, L’ornement d’un cœur amoureux. Un peu pus tard, Len Lye (1901-1980) et Norman McLaren (1914-1987), deux maîtres incontestés de la couleur et du mouvement, grattaient la pellicule et peignaient dessus, faisant à leur manière danser des taches et des artefacts sur de la musique pour fabriquer des abstractions animées. Mais quand McLaren, à l’affût de toutes sortes de techniques, créait par pixilation des films d’art animés, c’est aux pixies – les fées et lutins du folklore britannique – et non aux pixels que faisait référence l’effet spécial suscitant la magie, par l’ivresse déconcertante du mouvement provoqué.
Qu’en est-il de ces formes hybrides au XXIe siècle, alors que se déploient à notre emploi toutes les prothèses instaurées par les nouvelles technologies numériques ? Qu’en est-il de ces allégories intimes, de l’image indicible créée à partir d’un dessin original mis en scène ? Qui sont les artistes qui, aujourd’hui, réinventent et mixent à partir de leurs traits fantasmés, de leurs collages ou découpages de nouvelles fantasmagories ? Et pourquoi donc n’y a t-il pas plus de porosité entre le monde du dessin contemporain et celui du dessin animé ? Mais c’est toute la différence entre l’art et les arts appliqués, nous direz-vous ! Les contours ne sont pourtant pas si étanches et nous aurions tout à gagner en créant davantage d’ouvertures car, tous les ans, de jeunes artistes expérimentés sortent de formations à l’animation, au nombre d’une centaine rien qu’en France. Quelques-uns ont créé des chefs-d’œuvre qui ne s’éloigneront guère du circuit scolaire ou de quelques festivals balisés. Une fois diplômés, on peut penser que ces auteurs refermeront un peu trop tôt la porte de leurs univers pour monnayer leur talents au service d’une publicité ou d’effets spéciaux pour la télé ou le cinéma. Mais qu’en savons-nous vraiment ?

Le Repas dominical(détail), Céline Devaux, 2015.

Le long métrage d’animation appartient bel et bien au monde de l’industrie, même si ses plus beaux chefs-d’œuvre – parmi lesquels La planète sauvage de Topor et René Laloux, réalisé en de 1973, pour ne citer qu’un monument historique – sont le plus souvent créés par des artistes artisans. Cela tient à ses coûts de production autant qu’à son mode de diffusion et aux circuits de distribution qui l’accompagnent. Le long métrage d’animation est un art populaire, qui se partage devant l’écran en mangeant du popcorn. Et puis, comme le souligne Alexis Hunot, directeur artistique du Festival international du film d’animation de Paris (Piaff), « aussi virtuose soit-il, le dessin animé fut trop longtemps considéré comme le baby-sitter de nos enfants pour être pris au sérieux. » Du moins en Occident ! Et a fortiori quand il est diffusé en série. Crédité d’une mention honorable à l’exposition universelle de Paris en 1878, le praxinoscope d’Emile Reynaud, breveté deux ans plus tôt, fut-il mieux considéré en son temps qu’un joli jouet optique ? Tous les ans en octobre, l’Association française du cinéma d’animation (Afca) célèbre la fête de l’animation dans tout l’Hexagone (1), alors que ses membres attribuent au court métrage le plus innovant un prix au nom de cet artiste inventeur de génie. Il ne s’agit pas là de récompenser des technologies appliquées, mais bel et bien de ce que le dessin apporte de nouveau au genre. Quelle différence y a t-il entre les planches conçues au trait noir de Céline Devaux, récompensée pour Le Repas dominical en 2015, et celles des 400 artistes présentés à Drawing Now ? L’utilisation maîtrisée de la couleur qui caractérise l’émotion ou l’édulcoration du trait suggérant le mouvement dans les milliers de dessins conçus par l’auteur de La jeune fille sans mains, Sébastien Laudenbach, ne méritent-elles pas un arrêt sur image encadré lors d’une exposition d’art contemporain  ? Le film – dont l’affiche, ceci dit en passant, ne reflète en rien le style du dessin animé –, a reçu le prix du jury au Festival international du film d’animation d’Annecy en 2016.

Peur du noir ?

Peur du Noir (détail), dessin signé Blutch, 2008

Au tout début de notre siècle, de nombreux illustrateurs ont souhaité s’emparer des nouvelles technologies numériques, tels les logiciels Flash et Illustrator, pour vectoriser leurs dessins et leur insuffler du mouvement. En 2007, Valérie Schermann, agent d’auteurs graphiques aux univers puissants, en relève le défi et s’associe au producteur de cinéma Christophe Jankovic pour créer (avec d’autres logiciels) Peurs du noir, un film omnibus réalisé sous la houlette d’Etienne Robial, à partir des dessins animés de Blutch, Charles Burns, Marie Caillou, Pierre di Sciullo, Lorenzo Mattotti et Richard McGuire : « Six grands auteurs graphiques et créateurs de bande dessinée ont animé leurs cauchemars, remontant le fil de leurs terreurs, griffant le papier de leurs crayons affûtés comme des scalpels, gommant les couleurs pour ne garder que l’âpreté de la lumière et le noir d’encre de l’ombre, où phobies, répulsions et rêves prennent vie, pour évoquer la Peur sous son visage le plus noir », annonçait la production au moment de sa sortie. Elle n’exagérait pas ! Les récits entrelacés, dans un style particulier à chacun, composaient une fresque unique et terrifiante d’une heure vingt, diffusée dans les salles obscures un an plus tard. « Cela ne serait malheureusement plus possible aujourd’hui, commente Christophe Yokovitch. Même si cela fait toujours partie de nos goûts et de nos désirs, et même si le dessin convoque l’universel, l’époque n’est pas du tout vouée à l’expérimentation. Nous n’aurions aucune subvention et l’animation coûte cher. »
C’est entendu, les artistes n’ont qu’à bricoler leurs fantasmagories contemporaines tout seuls ! On peut d’ailleurs saluer, à la même période, l’intrusion réussie en galerie des vidéos de Fabien Verschaere. Au même titre qu’en sculpture ou en peinture, l’artiste mettait à l’encre noire sur fond blanc inversés monstres et fantômes satiriques en mouvement : tout un bestiaire
plus drôle que terrifiant toujours prêt à s’immiscer dans un vidéo clip de Liquid architecture, duo atypique conciliant art et musique formé par Audrey Mascina et Jérôme Sans (2). Nous pourrions consacrer, en effet, tout un article aux imbrications fertiles du trait animé et de la création musicale, en commençant par la ligne turbulente de David Wilson, qui signe un bel hommage à la célèbre Linea (3) dans son clip pour Arctic Monkeys, Do I wanna know ?. Bien sûr, mais ce sera pour une autre fois !

Effets synesthésiques

Plage Vertov (détail), Magali Daniaux et Cédric Pigot.

Explorons plutôt l’augmentation du dessin animé par le son dans le cadre d’une recherche plastique plus singulière, Plage Vertov, conçue par Magali Daniaux et Cédric Pigot. Il s’agit d’un collage monstre ponctué de surimpressions typographiques, propulsé en temps réel par une création électronique noisy et puissante diffusée en 5.1. Le duo d’artistes est invité à investir l’écran panoramique du cinéma Balzac des Champs-Elysées, à Paris, par l’éditrice de poésie et cofondatrice du collectif Supernova Stéphanie Boubli : « Nous voulions créer une performance synesthésique totale, qui prendrait la forme d’une “poésie-vision sonique” aux couleurs acidulées. Nous sommes partis d’un de nos collages, une composition suffocante à la découpe chirurgicale, issue de notre collection de papiers imprimés, qui pioche autant dans les fanzines de San Francisco des années 1970 – comme Psychotique Adventures, Bizarre Sex ou Insect Fear – que dans le manga contemporain ou le roman photo chinois des années 1980. Nous avons samplé ce collage, isolé des scènes, les avons mixées en les superposant, en les sur-imprimant, en jouant sur différentes colorimétries, créant ainsi cette lumière post-atomique qui donne à l’arrivée un effet 3D. » Ça déborde du cadre et c’est jubilatoire. Les fondus d’une planche à l’autre accentuent l’effet pictural mouvant, alors qu’une lumière stroboscopique – effet « Flicker Tanz » – fragilise les rétines du spectateur. « Tout est fixé et, pourtant, tout est en mouvement. Le collage ré-insuffle la dynamique physique de l’action, en extirpant les corps de la fixité de leur case », poursuit leur ami et philosophe Philippe Boisnard, qui définit la performance comme « l’expérience quantique des bifurcations narratives ».

Suivre le regard

Pauline De Chalendar au cœur de son installation A main levée, en 2016.

Changer de dimension et plonger dans le dessin, qui n’en a pas rêvé ? Par le biais d’une installation réalisée et montrée au Fresnoy, à Tourcoing en 2016, dans le cadre de l’exposition Techniquement douce, Pauline De Chalendar nous propose un autre type d’immersion : posés à l’extrémité d’une longue frise, aux traits crayonnés sur fond blanc, deux casques de réalité virtuelle en carton vous permettent d’emprunter le chemin d’une esquisse dont l’image se dessine au fur et à mesure par la captation du mouvement. Dans son œuvre A main levée, l’artiste fait dialoguer différentes natures de lignes sur fond blanc : les unes ont été tracées sur un rouleau de papier au cours d’une marche solitaire en montagne, les autres sont tridimensionnelles. Pauline De Chalendar voit le dessin comme un acte de résistance face à l’accélération du temps et nous propose d’en faire ici l’expérience, sur les traces de Tim Ingold dans Une brève histoire des lignes : « Quand je dessine à main levée, j’emmène ma ligne en promenade. Comme le voyageur itinérant qui, à travers ses déambulations, trace un chemin sur le sol sous la forme d’empreintes de pas, de sentiers et de pistes. »
Dans une démarche inversée, les dessins de Michel Paysant ne s’esquissent pas à main levée, ni même ne naissent de ses déplacements, mais de ceux de son regard augmenté. Ce plasticien très impliqué dans les projets collectifs, menant lui-même une recherche entre art et science, a fait le tour du monde avec son Eyetracker (un oculomètre) connecté à une table traçante et mis en exergue le fait que l’œil ne voit pas en continu, mais par saccade. Sur une invitation de Pascal Bouchaille, de l’agence Art et Communication, Michel Paysant propose tout au long de ce week-end, à Bordeaux, des performances au cours desquelles il réalise des séries de portraits d’après modèles vivants. Les dessins resteront exposés jusqu’au 31 mars au Pop Up, lieu bordelais qui accueille l’événement (4).

Etranges mouvances

La protection du gardien, Aurélie Dubois, 2017.

Revenons sur nos salons de dessins parisiens, où s’exposent à partir de fantasmes graphités, d’émotions exacerbées, d’élucubrations fantastiques ou d’une recherche formelle, d’étranges postures en mouvement semblant tout droit sortis d’un cabinet de curiosité. Sur l’espace de la galerie 24 Beaubourg, au rez-de-chaussée de l’atelier Richelieu, Aurélie Dubois présente un grand dessin (200 x 150 cm) réalisé à la mine graphite et poudre de carbone sur papier moisi : La protection du gardien. Lorsque le visiteur approche de l’œuvre – un enfant géant connecté aux arbres par ses cheveux tressés –, il remarque à ses pieds le mouvement imperceptible, dans un écran plat encadré et posé à la verticale, d’autres personnages alanguis dans la nature. Comme s’il s’agissait des membres d’une même famille enchevêtrés dans leurs tresses. Dans son travail, Aurélie Dubois questionne les totems et tabous, comme la folie, présents au cœur de nos sociétés qui tendent à ostraciser ceux qu’elle nomme « les réprouvés, ceux que l’on ne veut pas voir ». « J’ai dessiné les géants dans le cadre d’une exposition, pour le Musée de l’invisible à Toulouse ; ils mettent en scène le corps dans une nature non transformée, affranchie de l’objet », explique l’artiste qui se perçoit un peu comme une alchimiste transformant le plomb en or et pour qui les processus de création, autant que le choix des matériaux, font partie de l’œuvre. Dans cette installation énigmatique, Mes tresses m’amusent, l’artiste a souhaité donner vie à ses géants, conçus à partir de croute de graphite, « par une orchestration d’images inattendues, parcourue par un souffle, comme la respiration d’un organisme qui dort, mu par une circulation d’une inquiétante étrangeté. »
A l’étage, sur la passerelle du salon DDessin, un cœur bleuté, en volume, semble surgir de l’écran, il tourne inlassablement sur un axe invisible entouré d’un fil barbelé. On le retrouve dans l’un des Xvotos de Corine Borgnet, dessiné à l’encre rouge sur cire de cierges consumés, une autre technique de dessin iconoclaste récemment mise au point par l’artiste. Vanité, sexe, amour et mort sont autant de thèmes graves et immuables que l’artiste aborde avec un humour singulier, à la fois sensible, caustique et absurde. Sans foi ni Particule avait titré Isabelle de Maison Rouge, commissaire de l’une des récentes expositions monographiques de l’artiste présentée, à l’automne dernier, à la galerie de la Voûte à Paris. Depuis 2002, Corine Borgnet développe un travail plastique protéiforme et symbolique qui s’exprime autant par le dessin, la sculpture ou la vidéo, que par des jeux de mots et de typos réalisée à partir d’os de poulet. « Cette petite vidéo, Holoheart, est à la fois un mix et un avant-goût de deux projets à venir, précise-t-elle. Celui d’un véritable hologramme et d’une vidéo d’animation 2D réalisée à partir d’un dessin au graphite sur papier, No man’s land, récemment exposé dans un grand format (150 x 250 cm) sur le mur de la galerie des Vertus. L’animation permet de contempler plus longuement une œuvre et d’amener le spectateur dans mon univers ; cela me semble en accord total avec notre époque, ne serait-ce qu’en termes de partage et de diffusion. » C’est avec autant de pudeur que d’ironie que Corine Borgnet évoque ce cœur tournant sur lui même, cintré d’un fil de fer (notre photo d’ouverture). Pour mettre en œuvre cette nouvelle forme de monstration de l’objet dessiné, l’artiste a travaillé avec Suzon Héron, sa fille, spécialiste de l’animation et étudiante en troisième année d’étude à Lisaa Paris. « Il a fallu sculpter la pièce en 3D, puis l’animer sur le logiciel Maya, y ajouter des lumières, les inverser, ajuster la couleur et les effets sur After Effects… Plus de 1 600 images ont été nécessaires pour créer une petite animation de 24 images par secondes. Nous apprenons ensemble à appréhender de nouveaux territoires de recherches, en nous basant sur notre socle de connaissances mutuelles, ce qui permet à l’une et à l’autre d’aller plus loin dans nos démarches artistiques respectives », se réjouit-elle, après quelques nuits pourtant sans sommeil.

Plongée dans les livres

Livre éventré signé Jessy Deshais.

A côté de Corine Borgnet, Jessy Deshais a déployé ses livres-objets, invitée elle aussi par Eve de Meideros, fondatrice et directrice de DDessin Paris, à rejoindre la « Pépinière » d’artistes inaugurée cette année. Jessy Deshais n’a pourtant rien d’une novice ; cette artiste plasticienne a exercé plusieurs métiers – scénographe, illustratrice pour la presse, graphiste, etc. – et revient tout juste d’Angoulême où elle anime à l’Ecole des métiers du cinéma d’animation (Emca), un atelier avec des spécialistes de l’animation. « Il s’agit, pour les élèves, de réaliser le générique du Festival du film de la Rochelle, dit-elle. Je joue les chefs d’orchestre sur un travail de commande créatif, en proposant une base de réflexion commune à partir du programme et des affiches réalisées par un peintre : en extirper la symbolique des images, sur l’idée d’un portrait de famille, les décaler par des techniques de crayonnés sur papier charbon. » Jessy Deshais est une trafiqueuse d’images qu’elle décortique et assemble pour créer du sens. Dans son travail plastique exposé au salon, elle s’attaque à la dissection de livres, de revues érotiques ou de magazines de photographie pour en faire jaillir des monstres en volume d’une incroyable beauté graphique, s’extasiant elle-même, parfois, de l’accident produit par une incision opportune. « J’aime creuser image par image, en voir la déconstruction. La matière est bien réelle, mes supports ne sont pas vierge, ils font partie de l’économie du jetable et je tente d’en faire du précieux, de créer du vivant, à partir de ces entrailles. Elles sont visitables comme des sculptures. » A travers son œuvre, l’artiste parle du manque, de l’absence, de l’image emboutée qui laisse la trace de sa forme.
Dans une œuvre vidéo remarquable, Panic Book de Nemanja Nikolic, présentée l’année dernière par la galerie Dix9 dans les sous-sols de Drawing Now, des scènes de fuite ou de persécution issues de films d’Hitchcock surgissent de livres imprimés. Nemanja Nikolic est un jeune artiste vivant à Belgrade, formé à la peinture et passionné par le septième art. En déconstruisant les scènes mythiques du cinéma américain, qu’il redessine à l’encre pour créer une animation image par image, superposée ensuite sur les pages creusées de livres piochés dans la bibliothèque de son père, le plasticien nous propose ici une relecture contemporaine de la pensée politique et philosophique du socialisme yougoslave de Tito. « La profondeur de ce travail a un succès fou », se félicite sa galeriste de retour d’Art Rotterdam (la foire s’est tenue du 8 au 11 février) et déjà en partance pour la foire de Hong Kong. Hélène Lacharmoise présentera par ailleurs le travail pictural de Nemanja Nikolic dans le cadre d’un solo show sur Art Paris début avril. Pour elle, vendre l’œuvre animée de cet artiste prolifique, capable de désosser trente livres pour y insérer quelques secondes de vidéo, n’est pas un problème : cinq ou six exemplaires du film en sont édités et les collectionneurs peuvent tout à fait acquérir une séquence de quelques planches assemblées, parmi les 2 500 dessins réalisés à la main.

Suspendre l’espace et le temps

Détail de l’installation signée Nicolas Gaillardon dans le
cadre de DDessin Paris 2018.

L’animation introduit bien souvent la dimension sonore, mais elle dilate le temps. « C’est un peu comme la relecture d’une partition dont le dessin aurait écrit les notes », commente Nicolas Gaillardon, véritable découverte du salon DDessin. Sur l’espace partagé entre le collectif La Maison de la plage de Tunis et la galerie Zamaken, le ton est donné : un petit hélicoptère rétroprojeté au plafond, une série de dessins sous verre au mur. Au sol, un vieux poste de télévision dans lequel Nicolas Gaillardon fait lentement défiler des compositions minimalistes animées avec parcimonie ; au centre d’un paysage désert, un étendoir à linge sur lequel pendent trois gilets tactiques. Est-ce une légère brise qui les fait vibrer ? Viennent-ils tout juste d’être posés ? Aucun indice ne peut nous le dire. Qu’en est-il de leurs propriétaires ? Que font-ils ? Toute une gymnastique se met en place dans nos têtes dès lors qu’un mouvement simule la vie. « L’animation accentue le processus d’“étrangéisation” », poursuit le jeune plasticien, nécessairement vidéaste et musicien, formé à l’architecture, « et même au travail de chef de chantier » ! Nicolas Gaillardon voit ses dessins comme des archéologies contemporaines : « J’aime décortiquer l’environnement, épurer les objets pour les assembler ensuite dans des installations. » Ses perspectives, ce temps suspendu, son rapport entre l’architecture, la nature et le minéral dans un temps arrêté évoque l’atmosphère étrange de certaines compositions de Fabien Granet, pour qui le dessin est un marqueur de pensée et dont les démarches de plasticien, formé aux techniques audiovisuelles, mettent en scène l’énigme qui tend à persister dans notre perception du visible. Rencontré quelques années plus tôt sur DDessin, son travail est actuellement présenté par la galerie Un-Spaced dans le cadre d’une grande exposition accueillie au 6b, à Saint-Denis, jusqu’au 31 mars.
Nous pourrions revenir sur l’œuvre de Joanie Lemercier, dont les projections lumineuses sur les dessins géométriques creusent les volumes et jouent avec notre perception. Convié l’année dernière à notre table ronde sur le dessin à l’ère numérique, l’artiste est à nouveau présenté cette année sur DDessin par la galerie Belge LMS. Mais profitons-en plutôt pour vous convier à venir retrouver l’équipe d’ArtsHebdoMédias sur le salon et participer aux Mirages et miracles d’Adrien M et Claire B, invités à partager notre espace mais aussi les pages de notre deuxième opus consacré au Mobile Art.

(1) Le Festival du film d’animation se tient à Rennes du 4 au 8 avril, alors que la fête de l’animation se joue dans toute la France en octobre.
(2) Représentée par la galerie RX, l’œuvre de Fabien Verschaere sera exposée au château du Rivau, à Léméré du 31 mars au 4 novembre.
(3) Do I wanna know?, vidéo clip réalisé par David Wilson, en hommage à la fameuse ligne blanche, La Linea, d’OsvaldoVavandoli.
(4) Eyes drawings, jusqu’au 31 mars, sur une invitation de Pascal Bouchaille (Art & Communication), au Pop Up de Bordeaux, 22, rue Mably, 33000 Bordeaux. Tél. : 06 86 82 28 65.

La musique du dessin selon Damien MacDonald

Du 26 janvier au 18 mars, Damien MacDonald était l’invité du LAB#2, Hors Catégories, un rendez-vous initié par Marie-Claude Beaud, directrice du Nouveau Musée National de Monaco proposant à quatre artistes d’en finir avec les définitions du musée, voire d’imaginer le musée de l’avenir. A travers ses dessins, son film et une bande-dessinée, Damien MacDonald convoque la mythologie, l’antiquité, la kabbale, l’alchimie et Marcel Duchamp pour engendrer une rêverie des plus contemporaines, un conte sans âge. Il s’était déjà prêté avec nous au Jeu des mots. Il répond ici à quelques questions.

ArtsHebdoMédias. – Comment avez-vous appréhendé cette exposition ?

The eye of the vortex 2, Damien MacDonald, 2017.

Damien MacDonald. – J’ai été invité par Marie-Claude Beaud à participer à un laboratoire, pour penser la transformation des musées. Je me suis donc penché sur la question des neuf Muses. Pour les honorer et parler de leurs métamorphoses, j’ai choisi plusieurs formes. La bande dessinée, le dessin sur tissu et le dessin dit « animé ». J’aime énormément ce terme « animé », qui vient du mot latin anima, l’âme. Mais dans mon cas, l’animation est excessivement lente et ressemble peu à ce que l’on se figure de ce médium habituellement. Je cherche à construire un décélérateur, comme un contrepoint à l’état d’urgence permanent. Les muses sont les filles de Mnémosyne, la déesse de la mémoire. Comme la mémoire est en pleine mutation de nos jours, je me suis posé la question de ses transformations. Il s’agit donc de se questionner sur la manière de se rendre disponible à une déesse en mutation. Nous exposions au Nouveau Musée National de Monaco dans la Villa Sauber. Ce lieu magnifique a probablement été dessiné par Garnier, l’architecte de l’Opéra de Paris. Je n’ai pas pu m’empêcher d’imaginer qu’il avait caché un lac en dessous et que s’y trouvait la mère des muses comme une pharaonne endormie, prête à revenir vers nous si nous faisons l’effort de nous souvenir…

Quel est votre rapport à l’animation dans le dessin ?

C’est vrai que le mouvement donne un sentiment de vie très différent. Mais étrangement, ce qui me motive le plus avec ce médium, c’est qu’il permet d’aller vraiment à la rencontre de la musique. Chaque dessin est musical, même lorsqu’il est tout seul dans son cadre. Mais quand il peut évoluer « in vivo » avec une mélodie, alors j’ai la sensation qu’il retourne dans son univers, pour ainsi dire amniotique. Ici j’ai eu la joie de travailler avec un musicien formidable, Benoist Esté. Nos pratiques dialoguent depuis plus d’une décennie et l’implicite joue une grande part dans la construction commune.

Quelle relation entretenez-vous avec la technique ?

Pour moi, les logiciels sont la suite logique de la palette du peintre. Cela est proche du collage, ou de la ribambelle, et j’en ai une approche assez manuelle et simpliste. Je ne cherche pas les grands effets de manche. Je pense surtout en termes de ciseaux, de transparences et de glissements. J’ai été très marqué par les premiers albums de musique enregistré à la maison par des personnes comme Bonnie Prince Billy ou même Beck. L’idée que l’œuvre est mise en place dans une cuisine, une salle de bain, un espace vivant, se ressent dans le résultat final. J’aime l’idée d’un ouvrage un peu artisanal, où la place est laissée au tremblement, à l’improvisation. De manière à ce que l’outil numérique n’efface pas la main, mais la mette en lumière.

Pourquoi, selon vous, y a-t-il peu de porosité entre les milieux du dessin contemporain et ceux du dessin animé ?

C’est un fait étrange. Pourtant, la tradition de l’animation est née du génie de Disney allant voir des artistes qui, à l’époque, étaient scandaleusement modernes comme Stravinski ou Dali. Mais les créations actuelles n’obéissent que très peu à la logique d’auteur. Heureusement, il reste des exceptions, comme Miyazaki. Sinon, je crois que notre monde se compartimente dans tous les domaines. L’univers des dessinateurs n’est, hélas, pas très différent des autres. C’est comme en médecine, où chacun s’est spécialisé sur un organe, alors que la vraie santé concerne un corps en son entier. Ce serait somptueux d’imaginer Dreamworks rencontrant William Kentridge… Ce serait un bienfait pour tous. Le problème central qui empêche cela, je crois, vient du fait que le grand public n’a pas encore été aidé à prendre en considération les grandes révolutions du XXe siècle. Je ne parle pas seulement des révolutions artistiques. Notre société ne prend pas non plus en compte les révolutions de la science ou de la psychanalyse. Si nous les prenions véritablement pour ce qu’elles sont, le sens du réel serait transformé en profondeur. Je ne désespère pas de voir apparaître dans les années à venir des artistes qui prennent cela en considération, tout en s’adressant au plus grand nombre. Après tout Shakespeare était un artiste qui travaillait pour le peuple, à sa manière il était Pop. Il nous reste à espérer qu’une place existe encore pour des œuvres qui font la synthèse…

Crédits photos

Image d’ouverture : Holoheart © Corine Borgnet, réalisation Suzon Héron – Puss in boots © Lotte Reiniger – Le Repas dominical © Céline Devaux – Peur(s) du noir © Blutch, Charles Burns, Marie Caillou, Pierre Di Sciullo, Lorenzo Mattotti et Richard McGuire – Plage Vertov © Magali Daniaux et Cédric Pigot – A main levée © Pauline De Chalendar, photo Orevo – La protection du gardien © Aurélie Dubois – Livre éventré © Jessy Deshais, photo Orevo – © Nicolas Gaillardon, photo Orevo – The eye of the vortex © Damien MacDonald

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