A travers l’écran, un versant caché de l’œuvre

Le Montluçon Art Mobile, c’est parti ! Partenaire de la manifestation qui se tient au Fonds d’art moderne et contemporain de la ville, jusqu’au 2 juin, ArtsHebdoMédias vous fait découvrir les artistes et les œuvres invités. Aujourd’hui, il sera question de réalité augmentée, de pièces qui ne se dévoilent entièrement qu’à travers l’écran d’un smartphone ou d’une tablette numérique. ABK, Adrien M & Claire B et Phil Macquet créent au-delà du support en offrant à leurs lithographies et peintures de s’exprimer dans l’espace virtuel, à leurs traits et à leurs pensées de s’y prolonger.

Si le smartphone permet la téléprésence, la réalité augmentée et l’interactivité, il le doit non seulement aux diverses applications qu’il contient mais aussi à une technologie plus ancienne, celle de l’écran qui, doté d’une interface, permet à l’utilisateur d’accéder à toutes les fonctionnalités de l’appareil. Cet écran sépare intérieur et extérieur, protège la part de la technologie la plus vulnérable. Il est la partie « expressive » du smartphone, celle qui va afficher les visages de ceux qui vous appellent, les photos du week-end dernier ou la vidéo de votre anniversaire, la plus sensible puisque qu’il faut la toucher constamment et la plus fragile aussi puisqu’elle peut se casser. Mais l’écran ne délimite pas seulement l’intérieur de l’extérieur, il est également une fenêtre qui ouvre vers des ailleurs et un cadre qui à la fois borde et sélectionne l’espace.
« Ainsi, laissant le reste de côté, je ne mentionnerai que ce que je fais quand je peins. D’abord j’inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée(1). » Ainsi écrivait Leon Battista Alberti en 1436. L’érudit du Quattrocento, qui maniait la plume comme le pinceau, livre ici un processus qui fit couler beaucoup d’encre. Ce quadrilatère qu’il trace délimite deux espaces radicalement différents. Il rend indépendant le périmètre de la toile, un peu comme un géomètre bornerait un champ. Non seulement, la ligne tracée est une frontière physique mais aussi mentale. Elle sépare l’environnement réel de l’espace de la représentation, la réalité de la fiction. Dans une « enquête » sur la fenêtre d’Alberti, l’écrivain et psychanalyste Gérard Wajcman(2) disserte sur l’objet fenêtre pour en venir petit à petit à résoudre l’énigme contenue dans la comparaison posée par Alberti. « Que regarde le sujet ? Réponse d’Alberti : par la fenêtre du tableau, le sujet regarde une histoire. Aussi fictive que la fenêtre elle-même, aussi vraie que la peinture. Où la regarde-t-il ? A l’extérieur, lui-même étant à l’intérieur. Extérieur de quoi, intérieur de quoi ; pour un temps, cela importe peu, c’est la limite qui compte. Le tableau impose la limite ; sans elle, il n’existerait pas, sans lui, elle n’existerait pas(3)< i>. » L’écran du smartphone impose lui aussi une limite. N’est-il pour autant « que » le descendant technologique de la fenêtre d’Alberti ? Où ne serait-on pas mieux inspiré d’utiliser pour le smartphone la métaphore de la porte ? Une fenêtre est une invite à la contemplation, une porte un appel à l’action. Ouverte, cette dernière pousse à passer son seuil, fermée elle empêche d’avancer. Dans tous les cas, rien n’est offert d’emblée, il faut entrer pour découvrir, pour savoir. Toucher et on vous ouvrira !
D’autre part, peut-on dire que l’écran du smartphone est un cadre ? Un parergon (4) comme l’entendait Jacques Derrida ? Le philosophe le définit en premier lieu comme « un supplément à l’œuvre d’art, ni intérieur ni extérieur, qui la délimite, la cadre et la borde(5) », puis comme une nécessité, « ce qu’il faut pour donner lieu à l’œuvre (ergon) et se protéger de son énergie (energeia)(6) », tout en indiquant qu’il « soutient et contient toujours ce qui, de soi-même, s’effondre incontinent(7) » et devrait par-là même inciter à l’abandonner. Là encore, pas de réponse tranchée. L’écran du smartphone est un cadre quand il borde une peinture numérique, une photo, une vidéo ou une animation que l’artiste n’envisage pas de présenter en dehors de l’appareil. Mais il ne l’est plus quand il fait partie d’un dispositif dont l’objectif artistique dépasse l’affichage de la pièce. Tantôt fenêtre, tantôt porte, tantôt cadre, l’écran du téléphone mobile est tout à la fois. Grâce à lui, l’œuvre est contenue, peut se montrer, se déployer et dans tous les cas se révéler.

So Fun ! et So Deep ! d’ABK

So Fun ! (Que suis-je ?), ABK, 2019.

Réalisées spécifiquement pour l’exposition Montluçon Art Mobile, So Fun ! (« Que suis-je ? ») et So Deep ! (« Je ne suis pas un monochrome ») sont deux toiles de 90 cm sur 90 cm où s’entremêlent acrylique, bombe, Posca, intelligence artificielle et réalité augmentée. Leurs titres font respectivement référence au caractère ludique des émoticônes et aux informations dissimulées dans chaque œuvre et révélées grâce à un processus de « technologisation » de la peinture. « Le futur à court et moyen terme de l’humain et du vivant, dans une ère de dématérialisation, d’augmentation, de robotisation… m’interroge. Il me paraît urgent de questionner notre rapport à l’humanité afin de comprendre jusqu’où nous pouvons aller dans l’humain augmenté, par exemple, sans nous dénaturer », précise ABK. A travers son travail, l’artiste peintre franco-italienne cherche à saisir, métaphoriquement, ce que pourrait être le futur de pratiques plastiques traditionnelles, si on les augmentait à l’instar de ce qui est imaginé ou en cours pour l’être humain. « Je technologise la peinture en alliant le pigment et le pixel par le truchement des technologies actuelles. J’appelle cela la peinture augmentée ou augmentisme. » L’artiste a commencé à recourir à l’intelligence artificielle en 2015, en pleine expansion des recherches sur le deep learning, notion qui a inspiré le titre de l’une de ses œuvres : So Deep ! (« Je ne suis pas un monochrome »). Le motif d’origine y est recouvert d’une couche de peinture blanche que seul un smartphone équipé d’une application dédiée peut percer afin de mettre au jour une vidéo, où pigment et pixel s’entremêlent, via la réalité augmentée. « Mon intérêt pour le recouvrement me vient de la rue, de ces moments où quelqu’un venait recouvrir de blanc l’une de mes réalisations murales aux couleurs vives et, qu’étrangement, la peinture d’origine finissait toujours par réapparaître légèrement, grâce à un processus chimique. » « Que suis-je ? » s’interroge en sous-titre l’œuvre So Fun ! Comme pour mieux insister sur l’hybridation nécessaire à sa conception. Quant à la joyeuse figure de l’émoticône reprise par ABK dans ce travail, elle vient rappeler, outre l’universalité du langage dont elle est issue, que l’art a parfois tendance à se prendre trop au sérieux.

Caillou noir, Deux pierres et Grand clair d’Adrien M & Claire B

De gauche à droite : Caillou noir, Deux pierres et Grand Clair, Adrien M & Claire B, 2017.

Les lithographies augmentées d’Adrien M & Claire B ont été réalisées avec le soutien de l’URDLA, centre international estampe & livre, à Villeurbanne. Caillou noir, Deux pierres et Grand clair font partie de l’exposition Mirages & miracles, qui tourne en France et en Europe depuis 2017. Conçues dans la plus pure tradition de la lithographie, elles possèdent un prolongement dans l’espace numérique. Leur dessin se déploie sur l’écran du smartphone ou de la tablette grâce à une application. « Notre démarche place l’humain au centre des enjeux technologiques, et le corps au cœur des images, avec comme spécificité le développement sur-mesure des outils informatiques. Nous poursuivons la recherche d’un numérique vivant : mobile, artisanal, éphémère et sensible. » La magie insufflée par Claire Bardainne et Adrien Mondot ne cherche pas le spectaculaire mais l’émotion et l’inattendu. Si l’objectif n’est jamais de procéder à une démonstration technologique, mais bien de faire partager des sensations, l’un comme l’autre n’ont aucun mal à entrer dans le détail de la réalisation. « Les dessins sont des marqueurs enregistrés dans une base de données, reconnus par l’application que nous développons et qui est installée sur la tablette ou le téléphone. Elle génère un monde tridimensionnel qui vient se superposer au réel. Artistiquement, l’enjeu est pour nous de créer une continuité vraisemblable et naturelle entre l’espace physique de la page et l’espace virtuel en mouvement. » A chaque fois, l’exploration que mène le regardeur est singulière. L’histoire sans parole se lit dans tous les sens et le temps exigé pour l’appréhender est celui d’un don sans contrainte. « Faire se rejoindre réalité et virtualité, vrai et faux, ordinaire et magie pour faire comprendre que la distinction entre eux n’existe peut-être pas… C’est cette sensation-là que nous recherchons. » L’apparition est au cœur de ce travail. Les deux artistes font surgir de l’ailleurs numérique des formes, des signes et, récemment, des personnages. Minutieusement, ils mettent en place les conditions du phénomène : un objet sensible à vocation symbolique, un environnement propice à l’événement, la lumière, sans laquelle aucune apparition n’est possible, et un témoin pour à la fois observer ainsi que ressentir le phénomène. Cette « distribution de Réalité Sensible », pour emprunter une formule de Paul Valéry, offre de découvrir l’impalpable. « La distinction entre matériel et immatériel devient furtive, friable, elle se fond progressivement dans la perception. La frontière qui les sépare se dissout. Ils ne forment alors plus qu’un unique espace, un autre réel. » Tout un art.

UFO, Miami et Mafia de Phil Macquet

Miami, Phil Macquet, 2013.

UFO, Miami et Mafia sont des peintures augmentées (1,70 m x 1,30 m), de 2013, signées Phil Macquet (tirages sur bâche Ferrari en sept exemplaires). A l’aide de la palette graphique de son ordinateur, l’artiste conçoit des pochoirs numériques à partir de photos avant de travailler la composition. Les couleurs vives utilisées viennent de l’époque où il se servait de bombes aérosol dans la rue. Aucun traitement automatique ni aucun filtre ne sont utilisés. Seul un jeu de transparences met en évidence certains détails. Puis, dans un second temps, la peinture numérique est complétée par une application pour smartphone qui permet de rendre « actifs » certaines formes préalablement déterminées. Grâce à cette technologie, Phil Macquet propose une interaction inhabituelle entre le public et ses toiles. Il incite le regardeur à entrer en dialogue avec elles, à devenir acteur de l’œuvre. « A travers l’écran du mobile, le public accède à des récits supplémentaires composés de différents plans, enrichis par un environnement sonore. Les gens sont obligés d’être actifs par rapport au tableau car ce sont eux qui, en se déplaçant, provoquent l’histoire. La technologie me permet de développer des champs de narration qui n’avaient pas encore été exprimés. Si elle finit par caractériser matériellement l’œuvre, je n’oublie jamais que mon travail est de créer du sens. » En promenant son smartphone à distance respectueuse de la toile, le visiteur se laisse surprendre par différentes propositions. Ce que l’on voit change en fonction de la distance et de l’endroit où est tenu l’appareil. Ce que l’on trouve, comme dans une chasse au trésor, n’est pas ce à quoi l’on s’attend. L’œuvre n’existe pas en dehors du public qui exerce sa liberté d’agir ou non. Par ailleurs, elle superpose différentes temporalités : celle dans laquelle s’inscrit l’action, celle(s) qu’énonce(nt) la toile, celle abordée par les différentes créations rendues accessibles par les pochoirs. Le temps prend de l’épaisseur. Au fur et à mesure que vous vous éloignez de l’œuvre, une pin-up des années 1950 se transforme en mannequin des années 2000. A travers l’écran, les temps se superposent pour offrir un nouveau visage de la mémoire. La peinture n’est pas simplement interactive, elle est augmentée et renouvelle la relation au regardeur.

(1) Leon Battista Alberti, « La Peinture », 1436, Le Seuil, coll. « Sources du savoir », 2004. 1.19.
(2) Gérard Wajcman est un écrivain et psychanalyste français né 1949. Il est notamment l’auteur de « L’Objet du siècle » (Verdier, 1998), « L’œil absolu » (Denoël, 2010) et « Les experts : la police des morts » (Puf, 2012).
(3) « A propos de Fenêtre » par Gérard Wajcman. Texte accessible sur le site des Ed.Verdier : http://editions-verdier.fr
(4) Le mot « parergon » est emprunté par Jacques Derrida à Emmanuel Kant dans la « Critique de la Faculté de Juger » (§14). Pour le philosophe allemand, les parerga sont des ornements, des parures extérieures et préjudiciables à la « belle forme ».
(5) Jacques Derrida, « La vérité en peinture », Ed. Flammarion, 1978, p. 63.
(6) Ibid, p. 92.
(7) Ibid, p. 91.

Contact
Montluçon Art Mobile, du 13 avril au 2 juin à Montluçon. Plus d’infos d’un clic !

Crédits photos
Image d’ouverture : Vue de l’exposition Montluçon Art Mobile, de gauche à droite UFO, Miami et Mafia, 2013 © Phil Macquet, photo Shakers courtesy Mairie de Montluçon – So Fun ! (Que suis-je ?) © ABK – Caillou noir, Deux pierres et Grand Clair © Adrien M & Claire B, photo Bérénice Serra – Miami © Phil Macquet

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