Le deuil sied à notre siècle comme il sied à Electre ; la représentation de la mort ne cherche plus à exorciser ou conjurer, elle se galvaude, ironise et se moque, ou provoque. Des eaux sulfureuses du Styx, de l’au-delà, des poussières de diamant s’incrustent sur fond de nuit éternelle (For the Love of God, Laugh de Damien Hirst) ; des diamants qui, nous promet-on, seraient eux aussi éternels… Et blessure hurlante, tranchant à vif dans la pénombre, scintille cette enseigne lumineuse formée des lettres « Rien » (crâne en néon de Jean-Michel Alberola)… où tout est dit ! Cette Vanité-là, toute en dérision, n’a cure d’esthétisme : une publicité au néon dédiée au néant ! Du premier siècle à notre ère, du Caravage à Niki de Saint Phalle, avec une étape flamboyante au temps des Lumières, la mort et son cortège affublé d’oripeaux divers a accompagné nos sociétés en quête de rédemption mais n’oubliant jamais de s’étriper.
Ce sont plus de 160 œuvres, peintures, sculptures, vidéos, photographies, bijoux, objets qui en témoignent ici. Mais au rappel de la précarité de la vie, de l’impermanence, du temps qui passe a succédé l’absurdité de l’existence ; aux Danses macabres de la guerre de Cent Ans où se mêlent morts et vivants, à une fin du monde annoncée, aux famines et à la peste noire du Moyen Age a succédé la société du spectacle ; la mort s’est en quelque sorte banalisée, et même virtualisée. Elle s’est aussi désacralisée. Le monde de Dieu devait alors passer par la mort avant de rejoindre celui des vivants… Le memento mori (« Souviens-toi que tu mourras ») et les calaveras mexicaines sont autant de rappels à l’ironie de nos ambitions, à l’inéluctable qui se prépare et nous attend, nantis ou pauvres, simples d’esprit ou grands de ce monde. La Tête de mort II de Niki de Saint Phalle en polyester, sous son maquillage en noir et blanc, est à ce point sophistiquée qu’elle en devient comme apprivoisée, presque glamour sinon rassurante, en tout cas loin d’effarer nos têtes blondes. Les crânes de Georg Baselitz, de Subodh Gupta, de Miguel Barceló ou de Yan Pei-Ming et Jim Dine, s’ils ne sont hantés par la Camarde, s’en voudraient de lui prêter bouche édentée et regard affligé du néant. En respectant sa pudeur par-delà l’éternité, ils lui restituent ses lettres de noblesse, sa sombre séduction. On se prendrait à vouloir baiser au front ces crânes-là ! Mais déjà si loin des XVIIe et XVIIIe siècles si prolixes en Vanités, bijoux et objets, les créateurs en vogue du XXIe siècle continuent de nous interpeller afin, peut-être, que la « Grande Faucheuse » ne nous prenne par surprise ou, qui sait, pour nous éviter de trop y penser ? La Shoah, le sida, les totalitarismes, les menaces terroristes et écologiques sont passés par là et continuent d’abandonner à travers les continents leurs funestes empreintes. Et la représentation artistique qui se voulait au plus près de la réalité, quitte à la contester ou à la contourner, découvre que le virtuel, subrepticement, la cancérise.
Il y a quatre ans, l’exposition au Grand Palais, « Mélancolie, génie et folie en Occident » avait attiré un public que fascinait le « noir soleil » de Nerval. La mort qui était résurrection – cette mort apprivoisée –, semble désormais avoir égaré son billet d’entrée pour l’éternité, mais a conservé tout son prix à l’étal du marché planétaire, et le néant n’en poursuit pas moins son dialogue avec l’éternité. La valeur marchande d’une œuvre peut atteindre des sommets, même lorsqu’elle n’est constituée que de modestes matériaux comme cette Gants-tête en gants de laine percés de crayons de couleur d’Annette Messager. Le vertige de l’argent compose avec le vertige de la mort. Et les crânes aux mâchoires chamboulées, aux yeux excavés peuvent garder longtemps encore leur hideux sourire, le poète est là pour nous rassurer : « Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore » disait Apollinaire.