Le soleil noir de Joël Lorand

« On ne peut pas tricher avec le dessin », a-t-il coutume de dire. Et Joël Lorand ne triche jamais. Ses créatures hybrides, sa végétation morbide dévorent toute la toile. Son œuvre insolite déroute et interroge. Elle est le cri d’alerte d’un peintre humaniste qui tente d’ériger un rempart visionnaire face à l’incohérence du monde. Entre bestiaire fantastique et folie botanique, ses tableaux fourmillent de symboles, de chemins à parcourir au gré des circonvolutions d’un crayon pourvu de raison. Une plongée fascinante dans un univers sans cesse renouvelé. Joël Lorand travaille par séries, puits de création qu’il ne quitte qu’après en avoir tiré la substantifique moelle. L’année 2011 a été riche de ces gisements. Cet automne, les toiles les plus récentes s’exposent sur les murs de la galerie Grand’rue, à Poitiers. A cette occasion, ArtsHebdo médias met en ligne le portrait de l’artiste réalisé pour Cimaise (n° 289).

Joël LorandPour désigner son atelier, Joël Lorand emploie une périphrase étrange : la « matrice créative ». L’artiste vient juste d’emménager, seul, dans une maison en pierres meulières au cœur d’Alençon. « En Mayenne, je disposais d’une immense pièce dédiée à l’invention. Ici, j’ai dû beaucoup restreindre mon champ de travail. » Au rez-de-chaussée, juste la place d’un portemanteau et d’un escalier menant aux appartements. Une cuisine, un petit salon et deux chambres tiennent du cabinet de curiosités, encombrés de tableaux et d’objets hétéroclites : statuettes en bois brut, céramiques, figurines en terre cuite. Rapide coup d’oeil avant de gagner sa « matrice », mini-salle de douze mètres carrés baignée d’une lumière tamisée. D’emblée, le regard est hypnotisé par sept grandes toiles, posées aux murs comme au sol. Enserrées dans une géométrie concentrique, entourées d’arabesques végétales stylisées, des faces rondes déformées par la souffrance. Figures-masques totémiques aux expressions tourmentées, torturées. Les yeux s’écarquillent, les bouches crient. La composition, peinte aux crayons de couleur, grouille de créatures enchevêtrées plus fantasmagoriques les unes que les autres.

Métaphore d’une humanité crépusculaire

Bovins, poissons, scarabées, papillons, crocodiles, têtards, hiboux, sauterelles, tortues, corbeaux, chiens… Corps crispés, convulsés. Crânes, squelettes, gueules d’Alien, diablotins au ventre plein, sarcophages, mâchoires de requins, dryades, seins, lèvres clitoris, poupées, cuisses ouvertes, fœtus… Par leur maillage, rhizomes et mandragores organisent les métamorphoses de ce monde tout à la fois organique et symbiotique, énigmatique et ésotérique. On songe aux mythologies antiques, aux bestiaires médiévaux, à Jérôme Bosch revisité par Victor Brauner, aux constructions chimériques d’Adolf Wölfli, aux fresques médiumniques d’Augustin Lesage. Jardin imaginaire, univers souterrain ? Gangue, utérus, chrysalide ? Tourbillon de formes animales, végétales et humaines ? Tératologie, cosmogonie ? Peu importe. Cette poésie de l’insolite ouvre la voie à de multiples interprétations. Joël Lorand a baptisé cette série, qu’il cultive depuis deux ans et demi, Personnages floricoles. Visage taillé à la serpe, crâne rasé, le « dessinateur maximaliste » voit dans ses créations la métaphore d’une humanité crépusculaire. « On n’a jamais été autant en danger à l’échelle planétaire. Nous vivons à l’aube du chaos. » Il exalte la mission prophétique – « presque chamanique » – de l’artiste. « C’est un message d’alerte pour une société qui court à sa perte, malade du risque technologique, du péril écologique. » Eclatement des repères, solitude, fragmentation des chairs. « En même temps, parce que je suis un pessimiste qui espère, je parsème aussi des guirlandes de fleurs, des farandoles de cœurs pour rattraper le côté sombre de ma vision. »

Joël Lorand

Scène animalière en sucre glace et poudre de cacao

Multiplication des détails, complexité de la composition. « Tout est connecté, avec une correspondance entre les sphères naturelle, humaine et spirituelle. Dans mes tableaux, les matrices fonctionnent en réseaux. Un peu comme les mathématiques avec leurs ensembles et sous-ensembles qui s’imbriquent les uns dans les autres. Elles sont cosmos, planètes, cellules, ventres en gestation. » Une pause. Nouveau cigarillo. Le peintre les fume à la chaîne. « Mon univers est constitué d’entités entièrement féminines. C’est plus fort que moi, je n’arrive pas à représenter le masculin. » Voix feutrée. « Peut-être parce que je suis un bâtard élevé dans un monde de femmes. »
Joël Lorand n’a pas connu son père. « C’est le trou noir. Je ne sais rien de lui. Il me manquera toujours une partie de mes racines. » Sa mère, employée de maison « chez les bourgeois du XVIe », l’éduque seule, à Paris puis à Châtillon. Il a dix ans quand elle se marie et part pour le Loir-et-Cher. « Je garde un très bon souvenir de la campagne, avec son espace de liberté surdimensionné. Extrêmement introverti, j’étais toujours en marge des groupes. » L’enfant se réfugie dans le dessin, copiant en solitaire les images des Tintin. « Les seuls livres à la maison. Je viens d’un milieu où la culture se limite au potager. » En troisième, tenté par une carrière dans la bande dessinée, il veut faire les Beaux-Arts. Veto du conseiller d’orientation. « Il a soutenu à mes parents que ce n’était pas un métier. Je ne me suis pas révolté, mais je voulais créer. » Va pour les confiseries. Lors des Rencontres gastronomiques de Sologne, l’apprenti pâtissier remporte le premier prix avec une scène animalière en sucre glace et poudre de cacao présentée comme un tableau. Son diplôme en poche, il trouve une place dans la capitale. « Le métier me plaisait. Des horaires décalés, le règne des odeurs, des couleurs, des saveurs. La lassitude est venue bien après. » 1994. Trois mois avant la naissance de son fils, il entre en peinture. « C’est le déclic. J’avais moi aussi besoin d’accoucher de quelque chose. » Naissent des œuvres à l’enduit « proches de l’art pariétal ». Deux ans plus tard, il gagne les Pays de la Loire avec sa famille pour se consacrer exclusivement à son art.

Sublimation de l’excentrique, exaltation du pathétique

« Un autodidacte est sans bagages. Il doit faire son propre apprentissage. J’ai acheté des livres, je suis allé voir des expos pour comprendre les différentes formes d’expression. Mais on met du temps à se trouver et le parcours est forcément semé de ratés. » Moments de dépression. Parfois, ses toiles partent en fumée dans de « grands feux de joie ». Bientôt, il troque définitivement le pinceau pour le crayon. Gagne en spontanéité. Le dessin est esquissé en quelques traits. Ironiques, poétiques, les titres dansent avec l’image. Dans Singulier de corps et d’esprit, une louve à l’œil égyptien porte deux embryons. Des silhouettes squelettiques, des têtes chevelues et, dans le ciel, un astre porc-épic. Non la Terre ne tourne pas rond présente un bateau-vélo-landau en équilibre sur les flots. Une clientèle ciblée ou Expression Universal dénoncent la société de consommation. Ses sources d’inspiration ? « Je me laisse guider par ma voix intérieure. Je fais vraiment confiance à mon subconscient. »

Joël Lorand

Joël Lorand

Joël Lorand travaille souvent par séries, épuisant un même thème en variations innombrables. Prolifération, saturation. Les lignes, les visages, les signes, les personnages mangent la toile de bord à bord. Ses Poupées à la denture agressive enferment dans leur robe-ballon une multitude de crânes-avortons. Dans Tout fout le camp, une fillette aux quatre mandibules se vide d’un liquide amniotique peuplé de monstres. Une femme-libellule, bouche en coeur, hiératique face aux agressions des démons, incarne Un Monde presque parfait. « Je suis un Janus bourré de contradictions. » Dans l’œil de braise, une lueur de malice. « On peut voir dans mon travail la dualité du beau et du laid, du Bien et du Mal, de la vie et de la mort, du microcosme et du macrocosme, de l’inframonde et du supramonde. » Les Personnages floricoles trouvent leur origine dans ces portraits de femmes. « Il y a une filiation entre ces deux périodes. J’ai voulu développer ce tissu présent à l’intérieur des ventres qui, peu à peu, est devenu le tableau. » Long silence. Le jour s’éteint. Ses derniers reflets transforment les toiles en une chorégraphie, une polyphonie envoûtante. Ronde dans la pénombre. Une peinture baroque par sa sublimation de l’excentrique, baroque par son exaltation du pathétique. « Parfois, les gens disent : “Je ne mettrais pas ça chez moi !” Ça me chagrine toujours un peu. Mais je me rassure en me disant que ces mêmes spectateurs ne vivraient pas non plus avec un triptyque de Bacon… » Scotchée sur un placard de l’appartement, en « garde-fou », cette maxime de Picasso : « Le bon goût est le contraire de l’art. » Joël Lorand a regagné sa table de travail. Il met la dernière touche à un bovin en gestation d’un humain. Dans le silence de la « matrice », il distille sa mélancolie en arpenteur de l’énigme de la vie. En chercheur d’absolu.

Joël Lorand

Contact> Jusqu’au 26 novembre à la Galerie Grand’Rue, 168, Grand’Rue, 86000, Poitiers, France. Tél. : 05 49 42 92 36 www.galeriegrandrue.com.

Crédits photographiques>Freaks © Joël Lorand,Freaks © Joël Lorand,Négatif © Joël Lorand,Oiseau improbable © Joël Lorand,Négatif © Joël Lorand,Oiseau improbable © Joël Lorand, © Joël Lorand,Freaks © Joël Lorand

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