Per Kirkeby à Bruxelles – La peinture doit parler et penser

Peintre, mais aussi sculpteur, architecte, écrivain et réalisateur, Per Kirkeby est à 73 ans l’une des figures majeures de l’art contemporain danois. Au cœur de son œuvre, les rapports étroits qu’il entretient avec la nature et l’affirmation constante d’une liberté qui le rend inclassable. Le Palais des beaux-arts de Bruxelles lui consacre une très belle rétrospective qui, tout en accordant une attention particulière à ses œuvres sur toile, offre un riche aperçu – à travers 180 pièces – de la variété des médias employés et des disciplines travaillées depuis ses débuts dans les années 1960, témoignant d’une œuvre à la fois complexe et d’une grande cohésion.

Per Kirkeby
Per Kirkeby en février 2012
au Palais des beaux-arts de Bruxelles.

« Une peinture n’est pas seulement un objet artisanal soumis aux modes passagères. Elle est hors du temps. Et hors de l’idée de goût. Les “vraies” peintures sont étonnamment fuyantes par la forme aussi bien que par le style. » Ces quelques mots de Per Kirkeby repris dans le catalogue de son exposition bruxelloise résume bien le positionnement de l’artiste vis-à-vis d’un médium qu’il explore avec une insatiable curiosité depuis près de 50 ans. L’artiste danois, au parcours pourtant très éclectique, se définit en effet avant tout comme peintre ; s’inscrivant dans l’histoire picturale, qu’il étudie passionément au fil de ses découvertes et lectures – sa bibliothèque contient pas moins de 6 000 ouvrages sur le sujet –, il s’intéresse plus particulièrement à ses aînés danois ainsi qu’aux maîtres français et allemands, modernes ou plus anciens. « J’ai toujours eu des conversations avec les peintres de jadis : avec Picasso ou encore, et surtout, avec Matisse que j’estime énormément », confie-t-il au quotidien La Libre Belgique en décembre dernier. De fait, ses œuvres fourmillent de références aux artistes qu’il aime.

Per Kirkeby est né à Copenhague en 1938. S’il pratique assidûment la peinture dès l’âge de 14 ans, il rêve pourtant de devenir géologue. Qu’à cela ne tienne, il mènera de front deux cursus, l’un au sein du département Sciences naturelles – où il s’inscrit à 19 ans – de l’université de sa ville natale, l’autre sur les bancs de l’Ecole d’art expérimentale qu’il rejoint en 1962. En même temps qu’il obtient son diplôme de géologie arctique (en 1964), il expose pour la première fois ses dessins et collages à Copenhague. Plusieurs expéditions – notamment au Groenland et en Amérique centrale – ponctuent ces quelques années ; les rencontres liées à l’environnement ou à la culture, vécues à ces occasions marqueront durablement sa démarche alors en plein essor – on retrouve jusque dans ses tableaux les plus récents les lignes des glaciers à l’époque parcourus comme les formes archaïques, du cheval et du serpent par exemple, extraites des mythes mayas qui le fascinaient. A 30 ans, il choisit d’abandonner son métier scientifique pour se consacrer totalement à l’art, faisant fi de la prétendue mort annoncée de la peinture.

Sans titre, Per Kirkeby, 1982.
Sans titre, Per Kirkeby, 1982.

Le parcours de l’exposition de Bruxelles suit un fil chronologique qui permet d’appréhender l’évolution de ses recherches et questionnements, menés en parallèle à ceux de ses contemporains sans jamais pour autant s’affilier à aucun mouvement. Mais s’il revendique – toujours aujourd’hui – une totale liberté, il n’en a pas moins été à l’écoute des courants dominant la scène internationale, tels le Pop art ou le Minimalisme. En témoigne, par exemple, ses premiers travaux sur Masonite (panneau de fibres dures), datant des années 1960, truffés – sous forme de collages – de motifs empruntés à l’imagerie de la BD, du dessin animé, voire du cinéma. Dans une salle voisine, plusieurs tableaux sont posés à même le sol : ils représentent des clôtures bleues en bois, éléments typiques du paysage rural danois, qui laissent deviner les prairies verdoyantes et fleuries s’étendant derrière elles. Ce dialogue entre nature et architecture, ici initié, ne cessera de nourrir son œuvre. Picturale, mais aussi sculpturale, puisque Per Kirkeby est également connu, outre pour ses pièces en bronze, pour ses constructions en briques rouges – dévoilées dans cette exposition par des croquis et des photos –, qui n’ont d’autre fonctionnalité que de décaler la perception de l’architecture et/ou en porter la mémoire. Le choix du matériau par l’artiste prend source dans son enfance, passée dans le quartier de Bispebjerg, à Copenhague, et marquée par l’imposante silhouette de l’église Grundtvig, édifice religieux expressioniste en briques bâti dans les années 1920-1930.

Artiste prolifique et éclectique, Per Kirkeby est l’auteur de plusieurs films, a notamment collaboré avec Lars von Trier et écrit des dizaines d’essais sur son travail et sur celui de ses aînés. Poète, il est, par ailleurs, membre de l’Académie danoise de littérature depuis 1982. A Bozar, une salle est consacrée à ses « Papiers » et présente des gouaches, des « surpeints », des livres, mais aussi des carnets de voyage et des collages mêlant dessins, photos, et feuilles mortes. La pratique d’une multitude d’activités artistiques ne s’est jamais faite au détriment de ses recherches picturales, menées inlassablement autour de son thème de prédilection qu’est la nature. « La nature est quelque chose à laquelle vous appartenez, vous ne pouvez pas l’éviter. » Le peintre s’inspire ainsi des lichens ou de l’écorce des arbres, des mouvements de l’eau des fjords ou de ceux des nuages et du brouillard, pour développer un langage propre, dans lequel formes et abstraction s’entremêlent, couche après couche, en un flirt lumineux et coloré.

Sans titre, Per Kirkeby, 2011.
Sans titre, Per Kirkeby, 2011.

Son intérêt et sa connaissance appronfondie de la géologie transparaissent tout autant dans les motifs que dans la technique utilisée sur les toiles : parfois, il va reprendre l’une d’elles jusqu’à y superposer une vingtaine de couches, tout comme la nature a bâti par strates et sédimentations successives les paysages dont il s’inspire. « Mon passé de géologue et mes voyages furent évidemment importants. J’y ai vu des structures – comme ces falaises du Groenland dont on voit souvent la trace dans mes tableaux –, j’y ai senti l’évolution des choses sur la durée comme dans les temples mayas, et j’ai éprouvé le risque de la vie », explique-t-il.

Au fil du temps, ses toiles prennent de l’ampleur, jusqu’à parfois devenir monumentales à partir du milieu des années 1995. Notons que l’architecture de Bozar leur offre un magnifique espace d’expression, et ce fort à propos : Per Kirkeby a en effet l’habitude d’affirmer ne rien avoir à « dire » sur ses tableaux – « la peinture est au-delà de l’intelligence, au-delà des idées. C’est elle qui doit parler et penser » –, préférant leur laisser l’entière liberté de se livrer, ou pas. « Tant que je peux expliquer pourquoi les choses sont à une certaine place dans mes toiles, j’estime que ce n’est pas bon. Il faut que ça lâche, que ça devienne un mystère. »

L’hommage à Kurt Schwitters

L’exposition bruxelloise présente, à l’initiative de Per Kirkeby, plusieurs tableaux de Kurt Schwitters (1887-1948), artiste allemand d’avant-garde ayant fui le régime nazi en 1937 : il s’agit de paysages de Norvège, une quinzaine de toiles singulières de cet artiste dadaïste, plus connu pour ses collages Merz, pour lesquels il utilisait essentiellement des déchets. Le peintre danois voit dans ces tableaux – qu’il a découverts dans les années 1980 et baptisés « les peintures interdites » – l’affirmation de la liberté d’un artiste face aux modes et courants. Son propre credo. « Ces tableaux ne collaient pas avec “l’histoire”, ils étaient les souvenirs rejetés et honteux de l’adversité du peintre allemand. J’ai trouvé d’emblée que c’était une image stupéfiante. Elle correspond à mon état d’âme forcené », écrit-il en 1995 dans un ouvrage consacré à Kurt Schwitters.

Contact

Per Kirkeby et les « peintures interdites » de Kurt Schwitters, jusqu’au 20 mai au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, rue Ravenstein 23, B-1000 Bruxelles, Belgique.
Tél. : +32 (0)2 507 82 00 www.bozar.be.
Jusqu’au 28 mai au musée d’Art moderne (MKM) de Duisbourg, Innenhafen, Philosophenweg 55, 47051 Duisbourg, Allemagne. Tél. : +49 (0)203 30 19 48-11. Ouvert le mercredi de 14 h à 18 h ; du jeudi au dimanche et les jours fériés de 11 h à 18 h. www.museum-kueppersmuehle.de

Crédits photos

Image d’ouverture : Viel Später, Per Kirkeby © Per Kirkeby, courtesy Louisiana Museum of Modern Art – Portrait © Per Kirkeby, photo S. Deman – Sans titre © Per Kirkeby, courtesy galerie Michael Werner – Sans titre © Per Kirkeby, courtesy galerie Michael Werner

Retrouvez Per Kirkeby sur le site Gallery Locator.

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