Poupées sombres et « coudrées », terres cuites, peintures et dessins sont les invités de Momentum, rétrospective consacrée à l’œuvre de Michel Nedjar et présentée jusqu’au 12 juillet à la galerie Christian Berst, dans le IIIe arrondissement parisien. L’artiste y sera présent aujourd’hui, à partir de 19 heures, pour participer à une table ronde et dédicacer le catalogue tout juste publié. A noter également, la projection d’un film de Téo Hernandez montrant Michel Nedjar en plein travail dans son atelier de Belleville au cours des années 1980. Une superbe occasion d’approcher cet impressionnant démiurge, qui d’un morceau de tissu et d’une racine fait naître tout un monde.
Elles sont là par centaines. Accrochées à une poutre, posées sur une étagère, allongées dans un carton, assises sur un tabouret ou installées sur la table. Les poupées saturent l’espace tout en respectant le vôtre. Il y a celles arrivées dans une valise, en provenance d’un pays ou d’un autre, celles qui ont été offertes et celles qui sortent tout droit des mains de l’artiste. Plongées dans le « bain rituel » ou arborant fièrement leurs coutures telles des cicatrices, elles témoignent d’une histoire débutée peu après la Seconde Guerre mondiale. Michel Nedjar est né en 1947, non loin de Paris où il grandit. Troisième enfant d’une fratrie de sept. Sa mère est juive d’origine polonaise, son père juif algérien. « Technique mixte », s’amuse à commenter l’intéressé. « Le même Bon Dieu mais deux cultures, ashkénaze et séfarade, complètement différentes. C’était génial ! » Elle, reste à la maison pour s’occuper des enfants, lui, est tailleur. Son magasin se situe boulevard de la Chapelle, à Paris.C’est le début des Trente Glorieuses. Le pays se reconstruit et la croissance s’envole. Les métiers de la confection ne font pas exception. Michel n’est encore qu’un petit garçon, mais les péripéties de l’existence ne vont pas tarder à l’entraîner sur le chemin de la création. Fasciné par les poupées de ses sœurs, il observe ce monde interdit. « C’était les années 1950, il n’y avait pas encore le fiancé de Barbie, les policiers et les soldats en plastique ! Je trouvais qu’elles avaient de la chance. » Un jour pourtant, l’une d’entre elles casse son baigneur. Le désastre est si complet qu’il n’est pas question de tenter une réparation. Et voilà l’infortuné abandonné à son triste sort. Mais c’était sans compter un petit garçon à l’affût ! « J’ai pris une jambe que j’ai enroulée dans un bout de tissu. J’avais enfin ma poupée, alliant dans un même élan transgression et création. C’est une anecdote capitale. Je devais avoir six ou sept ans. Ce fut ma première poupée. »
Ce qu’on appelle en yiddish, le schmattès
Le tissu, voilà bien une matière symbole de l’histoire familiale. Car, si elle est présente à travers la profession paternelle, elle l’est aussi grâce à la grand-mère maternelle qui tenait une boutique, marché Malik, Puces de Saint-Ouen. Elle y vendait des vêtements d’occasion. « A l’époque, cela ne s’appelait pas encore de la fripe. Elle était chiffonnière. Je l’adorais. Toute petite, carrée et forte, elle se perdait dans sa montagne de textiles en tout genre. On aurait dit une œuvre de Boltanski avant l’heure ! Plus tard, je l’ai beaucoup aidée. C’est elle qui m’a transmis le goût du vieux tissu, ce qu’on appelle en yiddish, le schmattès. » A l’école, tout est moins drôle, mais heureusement, Michel dessine. « Disons que j’étais nul. Tout était tellement abstrait. Ces problèmes de robinet, de gouttes d’eau qui devaient au final se traduire par un nombre de litre à l’heure ! J’étais mauvais dans toutes les matières sauf en dessin où je n’avais que des bonnes notes. » Petits moments de bonheur pendant lesquels l’enfant est regardé, apprécié. « Je me souviens qu’un jour, nous avions eu une remplaçante. C’était l’automne. Un samedi. Elle nous avait demandé de rapporter une feuille d’arbre pour la reproduire. Je m’étais appliqué mais, alors que j’allais rendre mon travail, j’ai fait tomber le verre d’eau sur la gouache. J’ai pris mon pinceau pour tenter de rattraper le coup. Il n’y avait plus guère de temps alors j’y suis allé dans la gestualité. Le lundi matin, persuadé que j’aurai une mauvaise note, j’ai eu la surprise de voir mon dessin accroché au tableau. Elle m’a félicité puis m’a demandé de m’installer à côté d’elle. J’ai alors été dispensé de dictées, de mathématiques et du reste. Elle voulait seulement que je dessine. Au bout de 15 jours, elle est partie. Le dernier jour, son petit copain est venu la chercher en moto. Là, tout s’est écroulé ! »
Si les journées reprennent leur cours normal, Michel, lui, se dit désormais qu’il veut devenir artiste. Seulement dans sa famille : « On ne connaît pas » ! « Le petit devrait faire les Beaux-Arts », conseille une connaissance de passage. Pas question, il sera tailleur comme son père. D’abord apprenti, il entre ensuite dans une école de stylisme modélisme. Il est doué, mais sait qu’il ne finira pas sa carrière dans la mode, un monde trop superficiel pour lui. L’adolescent a, par ailleurs, commencé à peindre. Un besoin irrépressible apparu après avoir vu Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. « C’était au début des années 1960. La télévision n’avait qu’une seule chaîne en noir et blanc. Pour moi, il y a eu un avant et un après cette soirée-là. J’ai basculé de l’Eden dans la fosse avec les morts de la Shoah. » La découverte des images de la déportation et des camps d’extermination nazis provoquent un séisme aux multiples répliques et aux conséquences irréversibles. « J’ai eu envie de faire quelque chose. Au BHV, j’ai acheté une toile et de la peinture à l’huile sans demander conseil à quiconque. » Michel Nedjar réalise alors la première de ses toiles.
Revenu de son service militaire avec une maladie pulmonaire, le voici envoyé au sanatorium. C’est dans les Pyrénées, qu’il verra le premier pas de l’homme sur la Lune. De retour à Paris, il aide sa grand-mère à la boutique et fait la connaissance des hippies qui viennent s’y approvisionner en vêtements. Il rencontre aussi Téo Hernandez, un Mexicain passionné de cinéma et avec lequel il débute une série de voyages. « Nous sommes allés dans les pays nordiques, au Maroc, aussi, et nous avons fait la route en stop jusqu’à Katmandou ! » Les deux compagnons traversent la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde avant d’arriver au Népal. Téo a sept ans de plus que Michel. Il écrit, il filme et encourage son cadet à dessiner et à lire. « Il a été mon mentor, m’a redonné confiance en moi. Mon histoire, je ne l’ai pas construite seul. Il y a eu des rencontres importantes. Je remercie tous ces gens qui se sont trouvés sur mon chemin, les morts et les vivants. A chaque fois je le dis car, tout seul, je n’aurais pas pu faire ça. » Le regard embrasse l’atelier. La gratitude de l’artiste envers son ami est palpable. C’est le moment de revenir au dessin. « Durant les voyages, je dessinais sur un petit carnet. Essentiellement, ce que je voyais. J’inventais un peu, mais sans plus. J’étais surtout occupé à me libérer de ce coup de patte de styliste que j’avais acquis durant mes études. J’ai eu un mal fou à m’en départir. »
La femme aux poupées était morte
De nouveau à Paris, c’est pourtant avec ses talents de modiste que Michel Nedjar décide de gagner sa vie. Il se lance dans la fabrication de manteaux népalais réalisés avec des couvertures militaires américaines ! L’époque est à toutes les folies. Ces créations du « bout du monde » se vendent comme des petits pains. Des personnes en vue, comme l’actrice Bulle Ogier, les arborent. Le bas de laine grossit et, bientôt, l’heure de partir pour le Mexique sonne. L’artiste explore le pays, pousse même à l’intérieur du Guatemala. Mais l’important, il le découvre sur l’étale d’une vendeuse de fruits : des poupées en tissu cousues à la main. « Quand je les ai vues, j’ai eu un flash ! Je me suis souvenu de celles de mon enfance et j’ai décidé qu’une fois rentré j’allais en faire. » L’anecdote est d’autant plus marquante pour l’artiste que, n’ayant pas d’argent sur lui, il dut dire à la femme qu’il reviendrait. « Le lendemain, une jeune fille avait pris sa place. Elle m’a dit : “Mia madre esta muerta”. La femme aux poupées était morte. Je les ai toutes achetées. La proximité entre elles et la mort m’a troublé. Tout mon travail tient à des rencontres et à des circonstances. » Comme cette fois en 1969, où Sylvianne, sa sœur esthéticienne, remporte un prix pour lequel elle est récompensée, entre autres, par un livre. « Elle est arrivée chez moi avec cet énorme bouquin relatant l’histoire de l’art, de la préhistoire à nos jours. Je l’ai parcouru et, à la fin, j’y ai découvert une œuvre d’Aloïse Corbaz, une grande artiste d’art brut. J’ai eu comme une commotion. Ce fut une révélation. » Ce dessin aux crayons de couleurs agit comme une permission de créer. La page arrachée alors fut de tous les voyages. Une reproduction de cette œuvre trône encore aujourd’hui sur sa table de chevet. « Aloïse est toujours avec moi. »
Mais revenons en 1976. Installés dans une petite chambre rue de la Goutte d’Or dans le XVIIIe arrondissement parisien, Michel et Téo se répartissent le temps et l’espace. Le premier utilise la journée pour fabriquer des poupées sur le lit, le second investit les nuits et la pièce entière pour tourner Salomé avec des amis. Alors qu’il boit un café rue de Rivoli, Michel Nedjar voit une affiche annonçant une exposition d’Aloïse, dans une galerie parisienne. Il fonce. Dans Paris, le White Cube et le néon sont rois. Très rare sont ceux qui montrent autre chose. « J’allais tous les jours à l’atelier Jacob me mettre à genoux devant les œuvres ! » Rapidement, l’artiste fait la connaissance du maître des lieux, Alain Bourbonnais (1), un ami de Jean Dubuffet, qui lui demande de lui montrer ce qu’il fait. Sans hésiter, le galeriste accroche au mur les poupées colorées à l’accent mexicain. C’est le début d’une longue collaboration. La chambre de la Goutte d’Or est abandonnée pour une communauté dans le quartier des Halles. L’expérience tourne court. Les colocataires trop politisés sont sans cesse sous pression. Les débats font rage et chacun pris à partie, voire sommé de s’expliquer. « Les Staliniens étaient très durs. Ils me disaient toujours que je n’avais pas de conscience politique. Et c’était vrai ! Moi, je faisais des poupées. J’ai donc décidé de partir. » Coup de chance, une de ses sœurs libère un appartement à Belleville. Il y aménage volontairement seul. Michel Nedjar s’enfonce alors dans une mélancolie proche de la dépression. Ses amis s’inquiètent, lui conseillent de se tourner vers la médecine, mais il s’y refuse. Pas d’hôpital, pas de médicaments, pas d’analyse. « J’ai décidé de m’en sortir grâce à la création. » Centimètre carré par centimètre carré, le studio, formé par trois petites chambres de bonnes, se remplit de poupées sombres. « Je ne voyais plus personne. J’avais une grande lessiveuse remplie de teintures, de terre, d’eau tiède et parfois même de sang de cochon dans laquelle je plongeais mes poupées. » L’artiste va loin dans l’isolement et en lui même. Jusqu’à se faire peur. Les poupées s’immergent tour à tour dans l’eau boueuse. Le temps se suspend. Un moment mystique, comme n’hésite pas à le qualifier Michel Nedjar. « Cela évoque plein de choses : le Golem, la magie… Les poupées m’ont sauvé. Elles ne sont pas signées mais saignées. » Après deux ans, il sort de sa retraite sans trop savoir ce qu’il va faire de tout cela.Et aussi, le cinéma expérimental
« En 1978, alors que quelques-unes de mes pièces étaient exposées à l’ARC, au Musée d’art moderne de Paris, à l’occasion des Singuliers de l’art, j’ai reçu un coup de fil de Madeleine Lommel, qui entretenait une correspondance avec Jean Dubuffet et fréquentait l’Atelier Jacob. Elle souhaitait me rencontrer pour me parler d’un projet. » Un rendez-vous est pris. Le premier d’une très longue liste qui verra les futurs amis avec une troisième complice en la personne de Claire Teller – monter une première exposition d’art brut, Les Jardins barbares, puis créer L’Aracine, une association qui constituera une superbe collection désormais visible au LaM, à Villeneuve d’Ascq. « Elle est très fréquentée. L’art brut parle aux gens. A tous les gens. Ils sont immédiatement en symbiose avec les œuvres. Ce fut une aventure de vingt ans. » Pendant ce temps, Michel Nedjar poursuit son travail de création. Il s’adonne avec Téo au cinéma expérimental et crée avec lui et deux autres comparses le groupe Métro BarbèsRochechou-ART. « Dans le monde du cinéma, je ne disais pas que je faisais des poupées et dans celui des poupées, je ne parlais pas du cinéma. C’est seulement maintenant qu’on commence à mentionner mes films dans les catalogues. Je peux désormais voir des liens entre les deux. » A l’atelier, les pièces continuent de s’accumuler. Sur les conseils de Madeleine Lommel, deux d’entre elles sont portées à Lausanne. « Votre art est effrayant, affreusement tragique. Mais la vie est très tragique, alors autant lui faire face sans tergiverser. Autant ne pas dissimuler où nous sommes et ce que nous sommes. Vous le représentez très fortement, avec une puissance peu commune », lui écrit Jean Dubuffet dans sa première lettre. Un texte de Roger Cardinal paraît quelque temps plus tard dans le Fascicule de l’Art Brut n°16. Pour la première fois, des mots relatent sa pratique. L’effet est immédiat. Michel Nedjar stoppe la réalisation des poupées. Il ne reprendra qu’à la mort de Téo Hernandez, en 1992.
Autre rencontre : Daniel Cordier, figure de la résistance, collectionneur averti et auteur d’une monumentale biographie de Jean Moulin. « Il avait vu mon travail à la Collection de l’art brut à Lausanne et s’apprêtait à faire une donation à Beaubourg dans laquelle il voulait en inclure quelques-unes. » L’affaire est rondement menée et une trentaine de poupées sombres se retrouvent dans les collections du Centre Pompidou, entourées d’œuvre signées Chaissac, Tanguy ou Dubuffet. (2). Cette entrée dans le temple de l’art moderne et contemporain fait grincer quelques dents. Un artiste estampillé « art brut » peut-il accepter d’y être accueilli ? Michel Nedjar s’en réjouit, car il sait que chaque œuvre a un destin qui, au-delà de l’atelier, n’appartient plus à son créateur. Ainsi aujourd’hui, certaines ne sortent pas de l’atelier, du moins pas encore. Les poupées de voyage, au nombre de 250, sont actuellement bien rangées dans des cartons en attendant de rejoindre le LaM prochainement. Elles témoignent des nombreux séjours hors de Paris ou des frontières françaises effectués par l’artiste. La première est née en avril 1996. « Période à laquelle je suis allé à l’île de Pâques ! Ayant réalisé un rêve d’enfant, je voulais revenir avec un souvenir. Dissuadé par toutes sortes d’objets “Made in China”, j’ai décidé d’aller à la plage chercher un peu de sable. Là, je suis tombé sur des pêcheurs en train de nettoyer leurs barques. L’un d’entre eux a jeté un chiffon à la mer. J’ai vu son geste et le schmattès s’échapper de sa main. Il me le fallait ! Une fois récupéré, je l’ai associé à une racine. C’était la première poupée de voyage. » Les suivantes furent réalisées avec des tickets, papiers, cailloux et autres objets ramassés au fil des rues arpentées et cachés dans des sacs à l’abri des regards de peur qu’ils ne terminent à la poubelle par la volonté d’une femme de ménage trop zélée. La dernière poupée de cette série a été réalisée l’an dernier, à la suite d’un voyage en Pologne à la recherche des lieux qu’avait connus sa grand-mère. Il était logique de refermer ce chapitre avec celle qui a fait naître en lui l’amour du tissu.L’épaisseur de la terre
Dans l’atelier, d’autres encore ont pris forme depuis quelques années. Après avoir vu la rétrospective de l’œuvre de Michel Nedjar organisée par la Halle Saint-Pierre en 2001, Nathalie Hazan, conservatrice au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (Mahj), à Paris, lui a demandé de réaliser des poupées pour la fête de Pourim. Destinées aux enfants, il n’était pas question de les teindre, mais au contraire de leur donner des couleurs. « J’en ai fait trente. Elles ont été exposées en musique au Mahj. C’était super ! Le musée a tenu à les garder et, de mon côté, j’ai décidé de continuer à faire des poupées non teintes. » Du coup, tous les fils demeurent apparents. Elles sont « coudrées » aux dires de leur créateur. Si le regard porté sur elles diffère, au fond elles sont semblables. Seule l’épaisseur de la terre a disparu. Elles sont nues. « Là, je reprends le métier de tailleur. Tailleur d’ailleurs. Je ne sais pas d’où, mais on me voit ! Plus libre, beaucoup plus libre. Maintenant que j’arrive à un certain âge, je pense à la mort. Je me dis que quand je vais mourir, tout mon bazar sera jeté. Je me suis donc mis en tête de faire entrer tout l’atelier dans le corps des poupées. Je ne sais pas si je vais y arriver. » Les anecdotes se succèdent. Michel Nedjar est intarissable sur toutes ces personnes, ces petits moments, ces télescopages qui ont modelé sa vie. Il parle avec générosité de ceux qu’il a aimé et de ce qui l’a tour à tour troublé, fasciné, blessé, raccommodé, bouleversé. Le sourire chaleureux qu’il arbore est celui d’un homme, qui après avoir pris conscience de l’indignité humaine, s’est appliqué à exhumer et à restaurer la confiance. Si son œuvre parle de terreur et de douleur, elle est aussi magie. Cette formidable force qui donne une réalité aux rêves.
(1) La collection d’Alain Bourbonnais est aujourd’hui montrée à La Fabuloserie, à Dicy en Bourgogne.
(2) Les poupées sont désormais conservées aux Abattoirs de Toulouse.