Bâche militaire, draps, tapis, toile de parasol, de tente ou de matelas sont quelques-uns des multiples supports utilisés par le peintre. S’appuyant sur les notions de travail et de système, qu’il préfère à celle d’art et de création, Claude Viallat a fait de la récurrence d’une forme particulière, l’un des éléments clés d’une démarche qui n’a d’autre prétention que d’affirmer l’autosuffisance de la peinture. Chaque jour, le Nîmois allie le respect d’une marche quasi rituelle à une absence totale de préméditation du geste, poursuivant inlassablement la conversation animée et fertile, engagée avec matières et couleurs il y a plus de 40 ans. Rencontre.
« La peinture, pour moi, c’est la modification. C’est un métier magnifique, juste en dessous de Dieu : on peut tout faire. On ne peut pas donner la vie, mais on peut rendre les choses vivantes. » Assis à l’étage de l’ancienne menuiserie transformée en un vaste atelier, Claude Viallat livre avec passion et simplicité son amour inconditionnel pour une discipline qui ne s’est pourtant pas de suite imposée. « Au collège, je faisais un peu de dessin, mais sans plus. Par contre, j’aimais beaucoup la poésie. J’écrivais moi-même des poèmes et j’avais une collection de livres sur le sujet. » Né à Nîmes en mai 1936, l’artiste grandit non loin, à Aubais, petit village de tradition taurine où il fait ses premiers pas d’aficionados qu’il demeure aujourd’hui. La guerre survient. « Nous étions un village du Sud, ça se passait relativement mieux… Une image très précise s’est inscrite dans ma mémoire : c’était le soir, mon frère – de sept ans mon aîné – et moi étions avec ma mère dans la salle à manger. On frappe à la porte d’entrée ; il va ouvrir, tandis que je me cache derrière les jupes maternelles : c’était mon père, en uniforme militaire. Il avait été mobilisé ; ça devait être en 1940. » Les années passent, jusqu’à l’armistice, au rythme d’une vie à la campagne plutôt « préservée ». Dans la famille, on est notaire de père en fils. « Ça allait de soi, mais je sais que je n’aurais eu aucun appétit pour. Mon frère m’a libéré de ce côté-là en devenant notaire ; aujourd’hui, son fils a repris le cabinet. »
Adolescent, il a du mal à trouver sa voie. Il rate son bac ; s’ensuit une dépression. Ses parents l’envoient rencontrer un curé « qui faisait de la psychologie pour les enfants dits difficiles. Il m’a fait passer des tests et en a conclu que je pouvais m’orienter vers l’architecture. » Nous sommes en octobre 1955, Claude Viallat part pour Montpellier s’inscrire aux Beaux-Arts, en section « Commis d’architecte ». Le hasard veut que se déroule au même moment le concours – débuté la veille et devant se terminer le soir même – pour intégrer l’atelier de peinture de l’école. « Le secrétaire qui me recevait m’a demandé si cela m’intéressait, étant donné que les cours de commis d’architecte n’avaient lieu que le soir. » Le jeune homme décide de tenter sa chance et réalise à cette occasion son premier dessin sur feuille d’Ingres, avec un fusain et de la gomme mie de pain empruntés. « Je me souviens avoir travaillé jusqu’à ce qu’on vienne m’enlever le papier des mains ! » Le jury se réunit dans la foulée. Cinq personnes sont prises. Il en fait partie. « A la seule condition de commencer par un an de dessin, ce que j’ai accepté avec enthousiasme et sous les yeux de mon père “bluffé” ! »
Avec sa compagne, Claude Viallat s’apprête à rejoindre, après ceux de Montpellier, les Beaux-Arts de Paris ; un projet remis à plus tard par la force des choses et de l’Histoire : appelé sous les drapeaux, il fait son service militaire de 1959 à 1961 ; vingt-huit mois, dont la plupart passés à Constantine, en Algérie. Sur cette période douloureuse, il se confie peu. Elle sera cependant déterminante dans son cheminement pictural. Dans son bel ouvrage* monographique, réalisé avec la complicité du peintre, Pierre Wat écrit ceci : « Ce temps de guerre, qui est aussi pour l’artiste un temps de refus de porter les armes, opère un bouleversement violent de son rapport à l’art. D’ouverture, la peinture devient protection, refuge. » A son retour, la tentation de l’abstraction se fait de plus en plus prégnante. Deux événements vont participer au basculement définitif. Le premier survient en 1963, alors qu’il suit les cours de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris. « Nous avions alors la chance – avec Henriette, Vincent Bioulès, Michel Parmentier et Pierre Buraglio – d’être logistes pour le prix de Rome. » Mais lorsque leur professeur, Raymond Legueult, leur confie que les jeux sont faits d’avance et qu’aucun d’eux ne sera retenu, tous les cinq se mettent à travailler dans une forme et un esprit à l’opposé de ce qu’ils ont appris. « Nous appelions cela de la “touille”. C’est à partir de là que j’ai commencé à faire le chemin “à l’envers”, à défaire peu à peu tout ce qu’on m’avait enseigné. » Un peu plus tard, en 1966, il se rend à l’exposition Vingt ans d’art contemporain, présentée par la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence. « J’y ai constaté que peindre comme Soulages ou Poliakoff ne s’apprenait pas ! Il fallait que je trouve ma propre voie. »
Le tableau déconstruit
La même année, Claude Gilli, qu’il côtoie à Nice où il vit alors, lui vend tous ses châssis. « Mon atelier en était rempli au point que je ne pouvais plus y travailler. » Claude Viallat s’installe sur sa terrasse, couverte de petits gravillons, et commence à peindre au sol. « Je me suis rendu compte que la toile se détendait et appuyait sur les gravillons : la couleur traversait le tissu, qui n’était ni encollé ni enduit, et les galets se collaient au dos. » Très vite, il décroche la toile du cadre pour la travailler directement par terre. Elle n’y remontera plus. Parallèlement, le peintre fixe la forme – « donnée par accident », aime-t-il préciser – sur laquelle s’appuiera son travail ultérieur. A l’époque, il est toujours en contact avec Daniel Dezeuze, entre en relation avec Patrick Saytour : « On a commencé à réfléchir ensemble et à correspondre sur la déconstruction du tableau : Dezeuze travaillant le châssis, moi la toile et Saytour l’image du châssis sur la toile. » Quelque temps plus tard, à l’été 1969, le trio fait partie des membres fondateurs du mouvement d’avant-garde Supports/Surfaces, que Claude Viallat quitte en juin 1971, ne se reconnaissant plus dans les orientations du groupe.* Claude Viallat, de Pierre Wat, éditions Hazan, 2006, 35 euros.
Quelques dates
1936> Naissance à Nîmes.
1955> Entre à l’école des Beaux-Arts de Montpellier où il rencontre Henriette Pous, qu’il épouse en 1962.
1966> Définit une forme qui deviendra récurrente dans son œuvre.
1968> Première exposition personnelle à Paris chez Jean Fournier, qui restera son galeriste 30 ans durant.
1970> L’exposition Supports/Surfaces au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, présentée en octobre, signe l’acte de naissance du groupe, qu’il quitte en mai de l’année suivante.
1982> Rétrospective au Centre Pompidou, à Paris.
1988> Représente la France à la biennale de Venise.

« La muse, je ne l’ai jamais connue »
Aujourd’hui retraité et installé à Nîmes, il consacre tout son temps à la peinture, au fil de journées toutes rythmées de la même manière, ponctuées de cafés « serrés » dégustés au Vauban, sympathique bistrot opportunément posté en face de l’atelier. Dans ce grand espace aux murs couverts de ses assemblages d’objets hétéroclites, sont empilées ses œuvres, soigneusement pliées, à côté de tas de pans de tissus attendant d’être utilisés. Une fois son dévolu jeté, souvent par hasard, sur un morceau d’étoffe, il le déploie sur le sol. Puis vient la couleur : « Je sais celle que je prends, mais je ne sais pas ce qu’elle va devenir. Il n’y a d’ailleurs pour moi pas un sens précis à la couleur, ce qui importe, c’est la valeur et l’intensité. » La première intervention sur le tissu lui donne une « information » sur ce qui peut se passer et le conduit à (ré)inventer la technique, la manière, le faire, la touche qu’il va alors employer à (re)définir les rapports de couleurs, de tonalités et de tension qu’il s’apprête à nouer avec le support.
L’inspiration, chez lui, n’a pas cours. « La muse, je ne l’ai jamais connue. » Claude Viallat préfère évoquer « un système de travail », une mécanique de principe, plus que d’actes, et constamment en modification. « C’est comment faire toujours la même chose de façon différente. Cela renvoie un peu à l’image de la quotidienneté : chaque matin, on se lève en étant la même personne ; la journée sera ponctuée d’une série de gestes récurrents qui feront qu’elle sera identique à la précédente, à quelques nuances près. C’est cette petite différence qui fait que la vie donne du plaisir à être vécue. C’est exactement ainsi que je conçois ce que je fais. Un peintre est un homme qui sait et qui fait ce qu’il veut. Moi, j’essaie d’être à l’envers de ça. » Au départ, donc, aucun a priori. L’imprévu, toujours, est convoqué. « Je ne suis pas quelqu’un qui réfléchit, je suis très spontané. J’utilise des tissus qui peuvent être rayés, teintés ou fleuris, légers ou lourds, qui tous prennent la couleur et la modifient. Et j’accepte obligatoirement la manière dont elle est travaillée par le tissu. »
Ni trucage, ni trompe-l’œil
Ces principes, Claude Viallat les appliquent de la même façon à deux autres pans très différents de son travail. L’un est figuratif et a pour sujet exclusif la tauromachie qu’il décline sur des supports les plus variés – papier, bois, pierre, métal. « C’est pour moi un plaisir depuis toujours. C’est aussi ce qui me permet d’être le plus récurrent, en tentant inlassablement de trouver des solutions différentes à partir d’un même thème, tout en essayant de rendre les choses vivantes et sensuelles. » Une sensualité que l’on retrouve dans cet univers singulier composé de bois flottés, ficelles, et autres cordages qu’il assemble en d’innombrables « systèmes élémentaires, qui n’ont en soi aucune signification, ni usage précis, mais viennent nous rappeler à la simplicité et à la réalité intrinsèque des choses. » A l’instar des peintures, chaque élément laisse aisément deviner ses origines : « Il n’y a pas de trucage, ni de trompe-l’œil. » Ils sont, pour l’artiste, un moyen de réinterroger ce qu’il appelle les « points de passage obligé de la civilisation ». « Dans l’histoire de la connaissance, l’homme a ponctuellement réalisé des actes qui étaient absolument indispensables : le moment où il a pris une fibre, l’a retournée et a fait un nœud a été grandiose, ce fut une révolution. Le fait de tendre une ficelle d’un bout à l’autre d’un bois pour en faire un arc a également constitué un bouleversement. La cale, la clenche, le garrot, la romaine, le contrepoids, la bascule, mais aussi le tissage, la trame et la chaîne sont quelques autres de ces points de passage obligés », à partir desquels il travaille tout en leur rendant hommage, révélant la qualité d’un bois, « qui est entre le feu, le minéral, le végétal », comme celle d’une corde. « Par les objets, j’essaie d’aller vers des choses qui sont les plus dérisoires, les moins sûres, les moins rassurantes, les plus difficiles à accepter. Et c’est vrai que, dans mon travail, ça n’est souvent que ça. »
Claude Viallat expose beaucoup. « C’est parce que je travaille beaucoup, relève-t-il simplement. Je n’ai jamais eu de projet de carrière. Je peins et je montre ce que je fais. » A chaque fois, il participe à l’installation, « car les toiles peuvent avoir plusieurs sens de lecture, je peux les mettre recto verso dans l’espace. Je peux disposer de ma toile et, ça, personne ne peut le faire à ma place. » Puis, invariablement, il savoure son retour à l’atelier. « Je travaille tous les jours et me considère comme spectateur du résultat. Mais j’analyse tout ce qui se passe et, chaque jour, je suis surpris par ce que je fais. »
Une exposition dans une valise
Lorsque Claude Viallat monte à Paris, en 1967, pour aller présenter son travail dans des galeries, il se rend d’abord chez Jean Fournier, sur les conseils de son ami Michel Parmentier, « selon lequel seule cette galerie était intéressante pour notre génération ». « Je suis arrivé avec une valise pleine de toiles, un matin à l’ouverture. » Jean Fournier accepte l’idée de les regarder, mais n’étant pas immédiatement disponible, lui suggère de repasser le soir. A son retour, l’artiste tombe « en plein psychodrame : Fournier et Mme Sugar, sa secrétaire et associée, étaient en train de se disputer. » Le galeriste l’aperçoit, lui demande de patienter encore un peu et de disposer, dans l’intervalle, ses toiles contre le mur. « Gêné, je m’exécute. N’ayant pas de châssis, je les mets au sol. Fournier arrive, l’air étonné car il s’attendait à quelques petits tableaux, les étalent et appelle sa collaboratrice : “C’est extraordinaire, lâche-t-il alors, c’est la première fois que je vois arriver une exposition dans une valise !”. » Le jour même, le galeriste accepte de le représenter. Claude Viallat lui restera fidèle pendant 30 ans. « A la fin, nous sommes partis à sa demande, car il fermait sa galerie. »