L’artiste Ai Weiwei est sorti de détention le 22 juin après 80 jours d’enfermement, n’ayant reçu qu’une seule fois la visite de sa femme. Plusieurs de ses collaborateurs ont connu le même sort. Les autorités de Pékin accusent d’évasion fiscale la société de design FAKE, dont Ai Weiwei est le dirigeant, et lui réclament 12 millions de yuans (1,3 million d’euros) d’arriérés. Le délit de « crime économique » ressemble à un argument de circonstance : Ai Weiwei a été emporté le 3 avril dernier par la vague de « mises à l’écart » d’opposants alors que le gouvernement s’inquiétait d’une contagion en Chine des soulèvements du monde arabe. Mais son arrestation marque également le point d’orgue d’une relation frictionnelle avec les autorités qu’Ai Weiwei n’hésitait jamais, à travers ses œuvres et ses prises de position publiques, à attaquer sur l’absence de libertés individuelles et sur la corruption.
Il est vain de classer Ai Weiwei. Il est sculpteur, photographe, artiste conceptuel, plasticien, designer, architecte sans que la liste ne soit exhaustive, car on peut y ajouter les facettes de chef d’entreprise, de blogueur insatiable, de critique d’art, de commissaire d’exposition, ou encore de militant. L’homme dépasse les catégories. Sa vie et son œuvre se confondent. Un enseignement issu de la découverte de Duchamp et de Warhol, à New York, dans les années 1980 : « Ils ont complètement changé la manière dont je pensais l’art. Je pensais que c’était un produit fini alors que c’est un mode de vie, une philosophie. » (1)
L’art est la vie, la vie est l’art, mais la prise de position d’Ai Weiwei dans le champ social et politique tient à sa haute vision de l’art moderne, perçu comme moyen d’émancipation en révélant à la conscience de chacun son « monde intérieur ». Grâce à sa liberté totale d’expression, l’artiste met sa créativité au service de « plus de vérité, plus de justice sociale, seule garante de l’épanouissement des individus »(2).
Son engagement politique, dès lors, est « un devoir, une mission, une évidence » (3). « Nos vies, dit-il, sont inscrites dans le champ politique donc l’art est politique. (…) En Chine, nous vivons sous le contrôle massif du gouvernement, on ne peut pas dire que la politique n’existe pas. On ne peut pas dire “l’art pour l’art”. (…) Nous n’avons pas le choix. Nous sommes impliqués. » (4)
Et en Chine, le travail paraît immense : « Le Peuple, le prétendu Peuple, n’est constitué que de cossards simples d’esprit. Qui ont abandonné leurs droits et leurs responsabilités, qui marchent comme des fantômes dans des rues toujours plus larges et dont les émotions, les rêves, les demeures sont perdus depuis longtemps. » (5)
Cet affrontement entre l’individu et l’arbitraire du pouvoir, Ai Weiwei a pour ainsi dire grandi avec. En partageant d’abord l’exil de ses parents au Xinjiang, région semi-désertique de l’ouest de la Chine, entre un et dix-sept ans. Son père, le poète Ai Qing, compagnon de route de Mao, y subissait les conséquences de sa disgrâce. La famille ne rentre à Pékin qu’après la mort du Grand Timonier, en 1976. « C’est comme si on nous avait dit : il ne s’est rien passé, c’est juste une erreur. On se retrouvait de nouveau dans une sorte d’élite. Cela me mettait très mal à l’aise. » (6)
Des amis de son père enseignent alors à Ai Weiwei la peinture. Il intègre en 1978 la Beijing Film Academy et cofonde, notamment avec Wang Keping, Li Shuang et Hang Rui le groupe d’avant-garde artistique Les Etoiles, qui rompt avec le réalisme socialiste et patriotique. Ils sont une petite centaine de jeunes artistes, rendus euphoriques par l’appel d’air de l’après-Révolution culturelle, à écrire leurs vœux de changement sur un mur de la capitale, baptisé Mur de la démocratie. Jusqu’à la condamnation de l’un d’eux à 15 ans de travaux agricoles. Ce jugement convainc Ai Weiwei de quitter son pays dès que possible. Ce qu’il fait en 1980 en s’envolant vers les Etats-Unis.
A New York, il intègre la Parsons School of Design, exerce différents métiers, excelle dans la pratique du Blackjack, poursuit sa découverte de l’art contemporain : « Il n’y a pas une exposition des années 1980 que je n’ai vue ! »(7) Surtout, New York est le lieu de la révélation avec la découverte du dadaïsme, d’Andy Warhol et des ready-made de Marcel Duchamp. Lorsqu’il prend, à New York, 10 000 photographies, il s’agit autant pour Ai Weiwei de garder une trace de ses expériences de ready-made, réalisées à partir de cintres – dont un portrait de Duchamp lui-même – de chaussures ou d’imperméables, que de constituer un journal de ces années-là.
L’idée initiale du ready-made, le détournement de la valeur d’usage d’un objet commun, sert de base à beaucoup de ses œuvres postérieures. Ses célèbres bicyclettes sont un clin d’œil aux non moins célèbres bicyclettes de Duchamp, par exemple. Mais l’artiste ajoute aussi la dimension historique à ses détournements, en faisant entrer en collision passé et présent. Ici, un cercueil est fabriqué à partir des éléments d’un temple détruit pour faire place nette à l’avancée urbaine. Là, du mobilier traditionnel est remonté dans une structure grotesque, ou en changeant de matériau, comme ces portes ou cette caméra de surveillance réalisées en marbre.
L’œuvre Coloured Vases est plus difficile à comprendre quand on est culturellement attaché au respect des objets du passé : une cinquantaine de vases du néolithique (entre 5 000 et 3 000 av. JC) sont maculés de peinture industrielle. « La créativité est le pouvoir de rejeter le passé, de modifier le statu quo et de chercher de nouvelles possibilités », affirme l’artiste en 2008. Mais son rapport à l’Histoire est ambigu, toujours critique : « L’extermination de la mémoire collective d’une nation et de sa capacité à l’autoréflexion est comparable au rejet, par un organisme vivant, de son système immunitaire. La grande différence c’est que la nation n’en mourra pas mais perdra seulement la raison. » (8) Notamment parce que l’artiste prend soin d’utiliser le savoir artisanal traditionnel chinois, que cela soit en menuiserie, en sculpture ou encore dans ses œuvres en marbre ou en porcelaine.
Dans les premières années qui suivent son retour en Chine, Ai Weiwei publie trois livres sur sa conception de l’art. Il veut rallier les artistes chinois à ses vues, du moins les faire réfléchir de façon plus critique à ce qu’ils font. Les œuvres de cette époque sont marquées par la provocation : June 1994 est une photographie de sa femme, Lu Qing, levant sa jupe sur la place Tiananmen ; dans sa série Study of Perspective, il gratifie d’un doigt d’honneur divers monuments célèbres, dont la tour Eiffel, la Maison-Blanche ou encore la place Tiananmen.En 2000, il fait irruption dans le monde international de l’art grâce à un autre détournement : alors que se tient la foire d’art de Shanghai, Ai Weiwei se fait remarquer des galeristes et commissaires d’exposition du monde entier avec Fuck Off, une contre-manifestation où sont présentés des artistes non-officiels. Dès lors, les événements vont s’enchaîner, avec notamment sa première exposition en 2004, en Suisse. Ses œuvres se vendent. En 2007, il réalise Fairy Tale pour Documenta 12 : Ai Weiwei organise pour l’occasion le séjour de 1001 Chinois à Cassel, ville où vécurent les frères Grimm. L’artiste se mue en agent de voyage et alimente l’imaginaire et les rêves des participants avant leur départ pour l’Allemagne et ensuite sur place. Adepte de la démesure, l’artiste trouve un projet à son échelle en participeant en 2008 à la construction du Nid d’hirondelle, le stade olympique de Pékin. Cette œuvre le rend célèbre en Chine et accroît son prestige en Occident, d’autant plus qu’Ai Weiwei annonce vite qu’il refuse de cautionner le « prétendu sourire » des autorités à l’occasion des JO.
Avec Remembering, l’artiste couvre en 2009 la façade de la Haus der Kunst, à Munich, de 9 000 cartables d’écoliers. Sur cent mètres de long et dix de haut se déploie une phrase en chinois : « Elle vécut heureuse dans ce monde pendant sept ans. » Cette œuvre est un hommage aux enfants morts dans l’effondrement de leurs écoles, lors du tremblement de terre qui a frappé le Sichuan en mai 2008.
Autre œuvre colossale : Sunflower Seeds, présentée jusqu’en mai dernier à la Tate Modern de Londres. Ai Weiwei a couvert une salle du musée de 100 millions de graines de tournesol en porcelaine peintes à la main, pesant une centaine de tonnes. Le public pouvait, avant que des poussières suspectes ne contraignent les organisateurs à modifier leurs plans, marcher sur ces graines, s’y asseoir, s’y enfoncer, réfléchir à la notion d’individualité dans la masse et à celle de production à grande échelle. (La BBC a réalisé un documentaire sur Ai Weiwei à l’occasion de l’exposition Sunflower Seeds)
En un sens, depuis qu’Ai Weiwei a investi l’Internet et qu’il élabore sa « sculpture sociale », il réalise une œuvre tout aussi gigantesque que les précédentes, mouvante, envahissante, éphémère parfois. Ai Weiwei l’élabore en alimentant quotidiennement son blog et Twitter en billets et photographies. C’est toute la réalité de la Chine d’aujourd’hui qui y est interpellée, sommée de répondre. Modifiée, aussi, peut-on penser. (Ai Weiwei’s blog propose une sélection de billets en anglais) Ainsi, l’espace des commentaires du blog d’Ai Weiwei est-il devenu un vrai forum. Vite fermé. « C’était comme si des milliers de gens défilaient chaque jour en ligne. » (9).A l’occasion, le Pop’art jailli en ligne et s’y duplique de façon virale : alors qu’un cadre de la province du Henan devient la risée du Web chinois, car soupçonné d’avoir trafiqué sa photo pour arborer la même coiffure et le même buste que le président chinois, Hu Jintao, Ai Weiwei fait de même et met en ligne un triptyque Ai Weiwei-Hu Jintao-le cadre local, tous trois coiffés à l’identique. « C’est la manière la plus excitante pour moi de faire de l’art. Ça ne servait à rien de lancer en l’air de belles idées, c’est beaucoup plus efficace de s’attacher à des cas concrets, auxquels les gens réagissent. Les responsables du gouvernement ne savent plus où se mettre. » (10).
L’action la plus remarquable de l’artiste sur Internet est provoquée par le tremblement de terre au Sichuan, en mai 2008. Ai Weiwei commente abondamment le drame. Au fil des billets, la colère grandit quand il devient évident que les écoles de la province ont bien moins résisté aux vibrations que les autres bâtiments. Montrée du doigt : la corruption. Les autorités locales sont accusées d’avoir bradé les matériaux de construction. Le pouvoir ne fournit aucun chiffre des enfants disparus. Ai Weiwei finance une enquête citoyenne pour en établir la liste. Via son blog, il rassemble les informations d’un réseau de volontaires qui jouent à cache-cache avec la police. Les noms sont mis en ligne : « J’ai réalisé qu’en procédant ainsi, les autorités n’auront d’autre choix que de fermer l’accès. Ainsi, beaucoup de jeunes qui ne s’intéressent pas à la politique vont comprendre que ça les concerne. » (11) Un film documentaire est diffusé gratuitement dans le pays. Missing, un document audio téléchargeable de trois heures et demi, égrène les noms de la liste prononcés par des internautes.
L’implication de l’artiste pour le Sichuan marque une nette détérioration de ses relations avec les autorités. Ni sa notoriété internationale ni la stature de son père ne suffisent à le protéger de tous les coups portés. Et ils se succèdent. En avril 2009, Sina ferme le blog aux 10 millions de pages vues. Le nom de l’artiste est banni de la presse chinoise. En mai 2009, alors qu’il vient témoigner au Sichuan en faveur d’un défenseur des droits des parents des victimes, lui et d’autres témoins sont victimes d’un passage à tabac de la part de la police. Le procès se tient sans eux, l’artiste devra subir une opération du cerveau. Des caméras sont installées devant son domicile à Pékin, son téléphone est placé sur écoute. Fin 2010, Ai Weiwei est assigné à résidence alors qu’il appelle à célébrer la décision des autorités de Shanghai de détruire son nouvel atelier, ce qui arrive en janvier 2011. Et en février de cette même année, ce qui devait être sa première exposition en Chine est annulée, les organisateurs évoquant une situation politique compliquée.
Malgré les pressions et les mises en garde de ses proches, Ai Weiwei continue à s’exprimer, à parler notamment aux journalistes étrangers. « Je demande souvent aux journalistes pourquoi ils ne vont pas poser leurs questions à quelqu’un d’autre. Ce serait beaucoup mieux pour moi. S’il y avait quelqu’un d’autre comme moi, mon fardeau serait de moitié moins lourd. S’il y en avait dix, mon fardeau serait dix fois moins lourd. Mais, en attendant, c’est mon boulot, à moi tout seul. C’est drôle. Et en même temps j’ai très peur », confie-t-il quelques jours avant son incarcération (12).
Aujourd’hui, Ai Weiwei est libre. Tant qu’il reste chez lui et qu’il se tait. Il ne peut pas quitter Pékin sans autorisation. Il aurait accepté de ne pas s’exprimer en public pendant un an, le temps de l’enquête.
Quand son accès à l’Internet chinois lui est supprimé, l’artiste se replie vers Twitter, accessible en Chine à ceux qui savent contourner la Grande Muraille numérique. Il explique ainsi sa décision : « Je commente les problèmes de la société chinoise, que chacun puisse voir que la flamme brûle toujours, même si elle est moins brillante. Je veux faire la démonstration qu’il y a toujours une étincelle en vie. Que celle-ci meure aussi et ce sera simplement bien trop triste. » (13)Les derniers messages sur ses comptes Twitter en chinois et en anglais datent du 3 avril. Le jour de son arrestation.
(1) The Guardian, 2008.
(2) Le Figaro, 2009.
(3) Le Monde, 2009.
(4) Blog de la journaliste Rebecca MacKinnon, 2009.
(5) The Guardian, 2011.
(6) Le Monde, 2009.
(7) et (8) The Guardian, 2011.
(9) Blog de la journaliste Rebecca MacKinnon, 2009.
(10) Le Monde, 2009.
(11) Reuters, 2010.
(12) et (13) Süddeutsche Zeitung, 2011.
Lire aussi Ai Weiwei – sculpteur social, l’interview d’Urs Stahel, directeur du Fotomuseum Winterthur et commissaire de l’exposition Ai Weiwei-Interlacing