Analyse – Dans les pas de Malevitch

A l’heure où le Stedelijk Museum à Amsterdam rend hommage à Kasimir Malevitch et à l’Avant-garde russe, l’historienne de l’art, Charlotte Waligòra, analyse pour ArtsHebdoMédias l’influence considérable de l’artiste russe sur la création contemporaine. De François Morellet à Lek en passant par Jérémie Setton, Kleber Matheus, Ricardo Càstro ou encore Antoine Schmitt, les artistes de notre temps évoquent, de manière singulière mais souvent très explicite, ce qu’ils doivent au célèbre Carré noir et à l’infini blanc.

Kasimir Malevitch, photo Ch. Waligòra
Quadrangle noir sur fond blanc, Kasimir Malevitch.

Le Stedelijk Museum, à Amsterdam, présente actuellement Kasimir Malevitch et l’Avant-garde russe, sélection d’œuvres choisies dans les collections historiques de Nikolai Khardzhiev (1903-1996) et de Georges Costakis (1913-1990), respectivement conservées par le Stedelijk et le Musée d’art moderne de Thessalonique. Bart Rutten(1) et Maria Tsantsanoglou(2) signent ensemble une exposition éblouissante accompagnée par une série de chefs-d’œuvre d’Ivan Puni, dit Jean Pougny, co-signataire du manifeste suprématiste en 1915, d’Olga Rozanova ou encore de Liubov Popova. Le musée présente également les planches d’enseignement du peintre russe, réalisées alors qu’il professait au Ghinkhuk(3) entre 1925 et 1927, ainsi qu’une reconstitution de la salle « 0,10 », qui permet d’appréhender pour la première fois le célèbre Quadrangle noir sur fond blanc (1915) à la place choisie par Kasimir Malevitch (1879-1935), celle réservée aux icônes dans la tradition russe. La sélection illustre magistralement le cheminement de l’artiste jusqu’à son décès, en traversant l’avènement d’un des mouvements majeurs du début du XXe siècle : le suprématisme, qui consacrait initialement les principes de la modernité à l’aide de moyens plastiques les plus élémentaires possibles, jusqu’à la composition du Quadrangle blanc sur blanc (1918, MoMA – New York). Près de cent ans plus tard, quel est l’impact de Malevitch dans l’art contemporain ? Notamment chez les plus jeunes, quelles que soient leurs pratiques et à l’heure de toutes les transversalités. Qui, parmi eux, a perçu le sens réel de cette abstraction radicale incarnée par le quadrangle noir, toujours présenté sous le titre de Carré noir ou de Black square, figure emblématique de la modernité, point culminant et jamais égalé de toute l’avant-garde ?

En France, les années 1960 marquent un temps étonnamment fort de (re)découverte(4), voire une résurrection des principes fondamentaux de la peinture suprématiste, notamment en termes de construction et de composition, de précision d’une spatialité totalement nouvelle. Victor Vasarely (1908-1997) inaugure l’Op art (1960) en imaginant son losange à partir d’un Hommage à Malevitch peint entre 1952 et 1958. Dans cette œuvre picturale, Vasarely fait « pivoter » le célèbre Quadrangle sur son axe, mouvement qui produit un effet d’ombre et de lumière représenté par les zones grises fixées entre le noir et le blanc. Cinq ans plus tard, le minimalisme de François Morellet (né en 1926), à peine précédé par l’expérience du GRAV(5) – fondé à Paris en 1961 –, propose, au moment même où la technologie le permet, d’approfondir les problématiques de structure, de lumière et de mouvement qu’un premier art constructiviste et cinétique favorisé par Anatoli Lounatcharsky, jusqu’au décès de Lénine, avait résolu en Russie avec Alexandre Rodchenko et El Lissitzky, puis Naum Gabo et Antoine Pevsner. La fascination des intellectuels français pour la révolution russe à cette époque aura peut-être été un vecteur d’intérêt et d’influence dans les arts plastiques contemporains. Toute l’œuvre figurative de Malevitch précédant le suprématisme semble avoir été une captation de la lumière et de sa réflexion vibratoire sur le visible. Précisons qu’il débute en tant que divisionniste, appliquant un principe de juxtaposition chromatique inspiré par la loi du contraste simultané, édictée par le chimiste français Michel-Eugène Chevreul en 1839. Le minimalisme lui-même commémore bien entendu, à partir de 1965(6), les apports de Malevitch ainsi que les préceptes du Less is more de Mies van der Rohe (1886-1969), jusqu’alors appliqués dans l’architecture moderne et caractéristique du style international. François Morellet est sans doute le seul, autant que le premier, à avoir su répondre et questionner la part suprématiste de l’œuvre de Malevitch.

Julio Le Parc, photo Adagp, Paris 2013
Surface couleur, série 14-2E, acrylique sur toile (200 x 200 cm), Julio Le Parc.

La première manifestation du GRAV se déroule à Paris en avril 1962. Elle réunit les œuvres des deux Argentins Horacio Garcia-Rossi (1929-2012) et Julio Le Parc (né en 1928) – récemment consacré au Palais de Tokyo(7) –, des Français François Morellet, Joël Stein (1926-2012) et Jean-Pierre Yvaral (1934-2002) et de l’Espagnol Francisco Sobrino (né en 1932). En 1963, ils publient un manifeste dans lequel ils déclarent : « Nous voulons intéresser le spectateur, le sortir des inhibitions, le décontracter » ; affirmant ainsi la dimension à la fois interactive et expérimentale d’une œuvre collective qui prend forme, cette même année, avec le désormais célèbre Labyrinthe, dont une variante fut présentée dernièrement au Grand Palais, dans le cadre de l’exposition Dynamo(8). Composé initialement d’une vingtaine de chambrettes constituant un parcours conduisant le visiteur à travers un dédale de miroirs, ampoules, néons, disques, cylindres et autres roues, le labyrinthe du GRAV – reproductible, déclinable et itinérant jusqu’à la version présentée cette année – mettait à l’épreuve de la technologie contemporaine, et de toute une série de nouveaux matériaux, les problématiques suprématistes de cohésion entre structure, mouvement et lumière : expressions de nouvelles dimensions plastiquement exploitables.

Kleber Matheus
Série Portails, Kleber Matheus.

La place faite à la lumière au sein du GRAV et de l’œuvre de François Morellet, qui utilise le néon et le pose souvent à l’extérieur du champ pour prolonger l’espace, constitue un formidable écho à la lumière suprématiste. Toutefois, il sera – dans la France des années 1960 – fait abstraction de la dimension spirituelle accordée par Malevitch à la lumière et à l’infini blanc, qui se situait dans le prolongement de l’art de l’icône et de sa radiation interne. La découverte de l’œuvre de Malevitch en France et son interprétation plastique ont donc souvent été strictement formalistes. La question de la compréhension en profondeur de l’œuvre ne taraudant que quelques initiés, notamment, et pendant longtemps, Jean-Claude et Valentine Marcadé(9). La France du rationalisme de Descartes n’affectionne aucunement l’expression de la spiritualité qu’elle entend comme une forme de mysticisme sans intérêt, d’autant plus lorsque celle-ci passe par une représentation cruciforme, aussi rudimentaire soit-elle. La Russie, au contraire, et plus particulièrement la scène moscovite n’ont eu de cesse d’explorer un rapport à l’espace qui revêt dans les arts plastiques une dimension presque systématiquement spirituelle, mais qui n’exclut aucunement une relation à la recherche scientifique et aux avancées technologiques qui lui sont contemporaines. Toute l’œuvre de Vladimir Yankilevsky (né à Moscou en 1938) exprime une spatialité et un système de construction basés sur le tesseract – représentation quadridimensionnelle du cube tridimensionnel, figuré en mouvement et mis en espace dans le temps –, produisant des modulations de perception de ses corps féminins notamment.Héritage spirituel

En termes de spiritualité, Kleber Matheus (né en 1979), néoniste brésilien établi à Paris et assumant pleinement l’héritage formel de Malevitch, affirme avoir longtemps tout ignoré de cette valeur inhérente à l’œuvre du peintre russe : « D’une façon intuitive, je savais qu’elle possédait une dimension spirituelle. J’essaye toujours de créer une histoire, de donner du sens aux œuvres graphiques et géométriques. J’essaye de comprendre le mouvement de l’abstraction et les énergies qu’elles dégagent. Au Brésil, il n’est pas rare d’évoquer la spiritualité. En France, c’est plus difficile et mal perçu. J’ai toujours aimé Malevitch, initialement pour les valeurs mathématiques et géométriques du suprématisme et sans être conscient de la valeur spirituelle dans son œuvre. » C’est le néo-concrétisme brésilien, incarné par la figure majeure d’Helio Oiticica (1937-1980), qui réactive ce vocabulaire géométrique a priori élémentaire. Pour Oiticica, tout comme pour les « GRAVistes » d’ailleurs, la couleur et la forme doivent impérativement s’émanciper de la toile, l’art explorer la relation de l’individu à l’environnement. « Les formes pures de Malevitch », telles qu’il les nomme, inspirent Kleber Matheus depuis ses débuts. Les œuvres récemment présentées à la Galerie nationale de São Paulo, constituées d’un ensemble de néons à l’apparence d’octogones déviants, enchevêtrés, intitulés Portails, forment une percée lumineuse accentuée par les reflets chromatiques de la lumière sur le plan fixe des murs. Il s’agit de « motifs » qui agissent à la manière d’images résiduelles. La Transfigurationn’expose-t-elle pas le principe d’une silhouette persistante, de l’abstraction d’une figure simplifiée noyée dans la lumière ?

Ricardo Càstro
Oi, tapis, mousse, cuir et miroir, Ricardo Càstro.

Ricardo Càstro (né en 1971), performeur qui vise la création de la sculpture sociale invisible théorisée par Joseph Beuys dans le cadre de performances participatives, n’en commémore pas moins le vocabulaire suprématiste par une série de pièces composées d’éléments géométriques disposés dans l’espace. Le triangle violet est sa signature visuelle. Ses collages de rues et d’angles supposent par ailleurs des éclatements ou ouvertures vers une dimension autre, comme si le réel pouvait être traversé vers un ailleurs non nommé. En sculpto-installation, l’artiste utilise des miroirs juxtaposés à des objets géométriques mis ainsi en abîme. Amo Vai et Amo Vem, séries d’accumulations composées de vinyle adhésif sur verre et présentées en 2012 à la Casa Triangulo de São Paulo, illustrent les dynamiques chères à l’artiste commémorées par des associations de formes élémentaires.

Le suprématisme marque la fin de la superposition chromatique et le début de la juxtaposition de couleurs, exclusivement primaires et complémentaires, auxquelles s’ajoutent le noir et le blanc. Cette « réduction » chromatique va de pair avec la simplification formelle. Mais contre toute attente, lorsque Malevitch pose un carré noir sur un fond blanc en 1915, il s’agit d’un quadrangle ; les formes présentées en apesanteur et en mouvement, dans des rapports d’échelles qui traduisent a priori, une fois encore, la traditionnelle profondeur euclidienne, n’ont presque jamais d’angles droits, ce qui affirme un procédé inédit : la mise en abîme d’espaces dans l’espace. C’est le premier apport fondamental de Malevitch à l’art du XXsiècle. Il fut le premier à représenter une structure spatiale proche des recherches scientifiques les plus avancées de son époque, notamment celles qui permettent à Albert Einstein de définir une quatrième dimension du temps et de l’espace-temps – théorisée en 1905 –, dont la transcription géométrique est le tesseract. Plastiquement, il a la valeur optique de la quatrième dimension : le mouvement dans l’espace.Choc esthétique

Antoine Schmitt, courtesy galerie Charlot
Pixel Noir, Antoine Schmitt.

La première œuvre d’Antoine Schmitt (né en 1961) est titrée Le Pixel Blanc(10) en hommage à Malevitch. En 2010, l’artiste imagine Pixel Noir, installation présentée l’an dernier par la galerie Charlot dans le cadre de la foire d’art contemporain Slick. Composée d’un tableau carré noir, d’un ordinateur, d’un vidéoprojecteur et d’un programme spécifique, elle propose la circulation d’une nuée de pixels autour du carré noir resté dans l’ombre. « J’ai étudié un mouvement obsessionnel entre une forme mouvante et une forme fixe, celle du carré noir autour duquel s’agite un essaim de pixels matérialisés par de petits carrés blancs. Ceux-ci ont le comportement d’une entité obsédée par le carré le noir auquel elle se frotte, qu’elle caresse, approche, sans pouvoir toutefois y accéder. » Sa première rencontre avec l’œuvre de Malevitch a lieu à Amsterdam : « Un carré. Que j’ai vu en 1992. Ce fut un choc esthétique. En regardant l’œuvre de Malevitch, j’ai compris ce qu’était être un artiste. Etre un artiste, c’est faire un geste et l’assumer. Malevitch provoqua en moi une prise de conscience. » Initialement ingénieur programmeur dans l’industrie, Antoine Schmitt s’oriente vers la création tardivement et fonde, en 2000, le GRATIN : Groupe de Recherches ?en Art et Technologies Interactives et/ou Numériques. Notons que l’avant-garde russe affectionnait déjà les acronymes – le cyrillique étant par ailleurs, en lettres capitales, parfaitement graphique. Les œuvres génératives d’Antoine Schmitt sont des programmes : « Je m’intéresse au mouvement : sa naissance et le questionnement des processus qui le génèrent. Le programme est d’ailleurs quelque chose de magique. Je me suis rendu compte, il y a peu de temps, du sens de “pro – grammer”, c’est-à-dire “écrire le futur”. Il ne s’agit pas de fixer le passé ou le présent, mais bien d’inscrire des processus qui vont se produire. Dans l’histoire des arts plastiques, ce matériau est unique. Je crée des situations délicates, qui retiennent l’attention. Je réinvente les conditions d’apparition du mouvement. »

François Morellet
16 carrés, François Morellet.

Le dialogue entre François Morellet et Kasimir Malevitch est ininterrompu depuis près de 50 ans. En 1982, l’artiste français exposait à Chambéry une série intitulée Le Fantôme de Malevitch. Récemment encore, en mars-avril 2011, la galerie Kamel Mennour à Paris proposait une exposition – Kasimir Malevitch, François Morellet – Carrément – composée de variations du célèbre carré « interprété », prolongé par des lignes de néons blancs. François Morellet précise presque toujours dans ses titres le degré des angles qu’il compose comme indication essentielle de la déviation subie par la droite. Lélia Mordoch explique en 2006 à propos de l’œuvre : « S’il y a une dimension plastique des mathématiques, c’est la géométrie. François Morellet est un explorateur, son œuvre est le miroir de l’infini dans sa déclinaison spatiale. Tracez une droite verticale, une droite horizontale, mettez une flèche au bout de chaque droite, rajoutez plus et moins l’infini de droite et de gauche… et c’est là que les ennuis commencent pour tous ceux qui, comme moi, sont paresseux, et qui aimeraient bien se promener dans l’infini, ce huit penché, serpent qui se mord la queue et symbolise l’univers dans la plupart des mythologies.(11) » Pour François Morellet, cependant : « Voilà, entre autres, une de mes nombreuses professions de foi : “Je pense être fidèle à ma ligne de conduite inflexible depuis vingt-six ans, qui peut se résumer par « en faire le moins possible », ou plus prétentieusement, trouver des principes qui soient suffisamment simples et précis pour que la limitation de ma responsabilité soit bien évidente et que les spectateurs ne me rendent pas responsable, plus que je ne le mérite, de ce qui est dû à leur grande richesse d’interprétation”. Je l’ai écrit en 1978, il y a 35 ans et je n’ai pas changé. J’ai même été plus loin en 1980 : “En effet, il y a un grand danger d’être mal compris quand on ne dit rien. Mais aussi, quelle dose de perversité, quand on veut exprimer rien (ou presque), de choisir le moyen de l’art qui, d’après le sens commun, est un mode d’expression. Je me suis souvent demandé quelles pouvaient être les raisons qui poussent certains artistes actuels (dont je fais partie) vers cette non-expression, ce vide. Et cette raison, cette justification, ne serait-elle pas que la sensibilité actuelle d’un micro-milieu d’amateurs d’art serait devenue d’une nature telle qu’elle se bloquerait au premier soupçon d’intention, à l’ombre d’un message ? Ces spectateurs refuseraient de déballer leur pique-nique sur un terrain déjà occupé, ils se sentiraient enfin adultes et deviendraient allergiques à la dictature des surhommes. Le cauchemar deviendrait rêve. Voir disparaître à jamais le mot génie, en art ou en politique, ce serait génial.” »

« Voguez à ma suite camarades aviateurs »

Ricardo Càstro
Totem Amo Vai (Totem Love Goes), Ricardo Càstro.

Lorsque Malevitch pose le tout aussi célèbre Quadrangle blanc sur fond blanc en 1918, expliquant presque simultanément : « Je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite camarades aviateurs », il précise le sens des espaces picturaux quadrangulaires qui traduisent pour lui l’accession de l’esprit humain à une dimension spirituelle extatique, supérieure et infinie. Dans la foulée de la théorie de la relativité, le peintre définit sur ce point une cinquième dimension dite de « la distribution du divin dans le visible » puis une sixième, qui est nommée « Supremus », autrement dit « suprême ». Le suprématisme était la « première » traduction picturale d’une autre réalité, celle de la liberté de l’âme et de son flottement, celle de la liberté affirmée de l’homme, et ressentie par lui, déposée de manière tangible à la surface physique du monde à l’aide d’un signe géométrique élémentaire, celle d’une forme pleinement ressentie d’élévation. Pour Bart Rutten : « Je connais des peintres très attentifs à ce qu’a fait Malevitch dans cette perspective, notamment des peintres contemporains qui travaillent d’une façon abstraite. J’ai parlé avec des artistes hollandais qui se sentent reliés à la tradition de Malevitch dans cette perspective. Une tradition spirituelle. Il n’est pas nécessaire d’avoir des suiveurs, mais le fait que cette dimension existe, que le sens de l’œuvre dépasse ce que l’on voit, projette notre esprit hors de la réalité est une expérience qui a considérablement inspiré la scène contemporaine. » Pour Antoine Schmitt : « J’ai lu Malevitch, bien entendu. Le terme de spiritualité ne me parle pas. Ce que j’ai ressenti devant ce tableau, c’est la liberté. Une liberté qui est pour moi la condition même de l’artiste. On représente, en tant qu’artiste, la liberté. »

Depuis la première empreinte laissée par des pigments projetés sur les parois des grottes et des cavernes auxquelles on prête, de nos jours encore, des valeurs religieuses et spirituelles ou mystiques. La main apposée sur les parois augurait la sédentarisation à venir de l’homme, lequel, à chaque étape de développement, à chaque percée, notamment technologique, à chaque révolution matérielle qui projette un groupe humain loin de ses champs de vision et de ses lectures habituels, se repense dans une perspective immatérielle et ouvre des portes spirituelles en interrogeant le ciel. L’œuvre de Ricardo Càstro, lorsqu’il s’agit de performance, précise ce phénomène et s’intègre dans cette tendance non référencée de l’histoire de l’art. Les artistes du GRAV réintroduisaient d’ailleurs ces problématiques au moment de l’avènement de la conquête spatiale couronnée par la mission Apollo 11 de juillet 1969.

Au cœur de quelle révolution, la géométrie suprématiste, totalement ressuscitée, réemployée, agit-elle aujourd’hui ? A quel moment un peintre installateur, un vidéaste compositeur d’œuvre générative ou un graffeur utilisent-ils – au delà de procédés techniques parfaitement contemporains – un carré noir, non sans penser à Malevitch, mais en ignorant quasiment tout de son savoir et de ce qui l’a amené à tracer un quadrangle dans l’infini blanc de 1915, dans une Europe en guerre et dans une Russie au bord du chaos ? Lek (né en 1971) est passé du graffiti à l’installation. Il a transformé le signe rudimentaire que constitue le graffiti dans ses fondements en des dispositifs plastiques qui déstructurent l’espace visible et tangible réinventé au moyen de la peinture et d’installations éphémères, improvisées à l’aide de matériaux de récupération. Il éprouve de cette manière la perception que nous en avons et nous invite peut-être à le suivre dans les méandres de l’espace urbain, tel qu’il l’a toujours vécu et expérimenté en tant que graffeur. Cette appréhension de l’espace est la problématique essentielle de son œuvre. Dans le grand escalier du Palais de Tokyo, qui mène désormais au Yoyo, il a intégré une porte rouge à peine perceptible, entre autres phénomènes d’ouverture. Il balise ainsi l’espace mental et procède à la traçabilité d’une cartographie de l’imaginaire. Cette problématique est également celle de Delta (Boris Tellegen, né en 1968), actuellement exposé dans l’institution parisienne. Pour leur part, et non sans surprise, Sowat (né en 1978) et Dem 189 réinterprètent le carré au cœur du célèbre projet Mausolée, résidence artistique clandestine ayant duré un an dans les ruines d’un supermarché.Eprouver physiquement la peinture

Jérémie Setton, photo Ch. Waligòra
Square – Dessin / Point aveugle, installation, Jérémie Setton.

Œuvre aussi inépuisée qu’inépuisable, le Carré noir continue d’intriguer. La profondeur du noir fut peut-être la première possibilité pour le spectateur d’éprouver physiquement et optiquement la peinture. Jérémie Setton a pensé l’installation picturale Square, présentée dans le cadre d’Art-o-Rama 2013, en pensant à Malevitch et en produisant des effets d’optique exclusivement obtenus à partir d’un travail sur la couleur et le volume. « J’avais déjà fait d’autres “modules bifaces” monolithiques verticaux, mais là, je voulais aller au bout de la logique en radicalisant la forme jusqu’à sa plus simple expression : le carré. Je voulais inclure dans un même élément le volume et le plan ; l’idée même de l’instant de la représentation ; là où l’épaisseur du réel se fait plan de l’image (et du tableau). Mon Square n’est pas un plan, mais “l’image d’un plan” – c’est un volume qui montre un plan, donc la superposition du réel avec “l’image”. C’est le moment où l’épaisseur du monde se fait plan de l’image qui m’intéresse. Toute “imagerie” serait superflue. Ce n’est pas un monochrome, mais l’image d’un monochrome – c’est un bichrome qui, placé dans la lumière, dématérialise le volume, produit une absence… L’œil se perd dans la profondeur du “tableau” et ne s’arrête pas à sa surface. Dans Square, l’espace faisant apparaître le “carré” est important, mais l’espace de déambulation du visiteur autour du monolithe l’est aussi. C’est le Square, un espace “public” dans lequel les gens qui entrent révèlent la fragilité de l’équilibre qui constitue cette pièce. En ce sens, c’est une installation “performative”, car elle nécessite l’immersion du corps du visiteur. »

Quel sens donner au Carré noir ? Le 17 septembre 1981, Edik Steinberg (1937-2012) a écrit une lettre à Malevitch dans laquelle il explique, du point de vue russe contemporain, cette profondeur comme l’expression d’une solitude, d’une absence et d’un abandon : « […] Dieu est mort, dira l’Europe. La solitude sans Dieu, dit la Russie. Je pense que Le carré noir est la limite extrême de cette solitude, exprimée par les moyens artistiques […] Laissant sa liberté au spectateur, le langage géométrique oblige le peintre à renoncer à son moi […] Pour moi, Votre langue est devenue un moyen d’exister dans la nuit que Vous avez appelé « carré noir ». Je pense que la mémoire humaine reviendra toujours au « carré noir », au moment où l’humanité devra vivre la tragédie mystique de la solitude sans Dieu. Moscou, été 1981. Votre « Carré noir » est de nouveau exposé au public russe. Dedans, on voit à nouveau la nuit et la mort… Et à nouveau, on se pose la question : la résurrection est-elle possible ? » Le Carré noir est versé avant la révolution, il sort de l’oubli avant la Perestroïka. Le troisième temps pourrait être celui d’une compréhension nouvelle à l’aune du « blanc sur blanc » de 1918. Pour Jérémie Setton : « Je connaissais la dimension spirituelle de son œuvre. J’ai un peu travaillé sur des icônes byzantines quand j’étais restaurateur. Et j’ai souvent pensé qu’une proposition aussi radicale que le carré noir ou le carré blanc ne pouvait pas ne pas avoir de dépassement spirituel. Pour moi, c’est aussi un peu l’aboutissement de la peinture. La forme sur le fond (visible, présentée dans le cas du carré noir) et la forme “invisible” soustraite au regard, trace de l’absence, archétype de la représentation, de l’image (carré blanc). » Ricardo Càstro estime quant à lui : « Le carré noir est un portail radical qui ouvre un champ de possibilités, un abîme où l’on peut tomber ou voler. » Pour sa part, François Morellet se souvient : « J’ai dû rencontrer le carré noir de Malevitch dans un grand livre de Skira sur l’art moderne au milieu des années 1940, et c’est environ cinq ans plus tard que je me suis aperçu que ce si beau carré n’était pas aussi vide que je l’avais cru. En 1953, j’ai réalisé comme une suite à Malevitch avec une de mes œuvres les plus radicales intitulée 16 carrés – mais tous garantis sans transcendance ! »

La vision d’un autre monde

Chaque époque, chaque aire géographique possède le libre choix de son interprétation. Comment une œuvre peut-elle avoir toutefois soulevé autant de questions et inspiré autant d’hommages, d’artistes, et porté, bien malgré elle, la prétention d’avoir résolu tous les problèmes posés par les arts de la représentation à l’époque moderne ? Point d’intersection et de rencontre, ce tableau de Malevitch semble autant figurer le début que la fin de toute chose au sens philosophique, métaphysique et plastique. Le Carré noir avait-il laissé un questionnement en suspens ? Cristallisait-il effectivement une absence ou avait-il, au contraire, scellé l’impensable : la résolution définitive d’une équation suprême qui mène à l’illumination, au cœur de l’infini blanc dans le Quadrangle blanc sur fond blanc de 1918 ? Bart Rutten affirme que l’œuvre de Malevitch constitue aujourd’hui encore, et avant tout, une proposition. Il ajoute : « Cette exposition est l’occasion de mettre en évidence l’apport de Malevitch à l’art contemporain. De guider aussi les gens vers une compréhension plus juste de son œuvre. A travers son art, le peintre russe a proposé la vision d’un autre monde, d’un monde meilleur et c’est quelque chose que l’on ressent constamment en face de ses peintures. On sent bien qu’il se considère comme un guide, celui qui nous montre le chemin vers un monde à venir, prochain. On ressent sa croyance extrêmement forte dans le pouvoir de l’art sur l’esprit humain, et cela sans avoir à lire quoique ce soit. Juste en regardant ses tableaux. »

(1) Conservateur au Stedelijk Museum.
(2) Directrice du musée grec.
(3) Institut de culture artistique fondé à Petrograd et dépendant de l’Unovis, fondée par Malevitch en 1919 à Vitebsk.
(4) A la fin de cette décennie, en 1969, le Musée national d’art moderne, alors installé au Palais de Tokyo et représenté par Bernard Dorival et Jean Cassou, faisait l’acquisition d’un dessin présenté à l’achat comme étant de Malevitch. Celui-ci s’avèrera être d’El Lissitzky d’après Supremus n° 58 (1916), composition dynamique jaune et noire de Malevitch (1924- AM 3753 D). Le dossier d’achat est conservé aux archives des musées nationaux. Dix ans plus tard, Malevitch était montré pour la seconde fois, en 1979, dans le cadre de l’exposition Paris-Moscou. La première fois avait eu lieu en 1914, au Salon des indépendants. Il avait exposé avec toute la section de l’avant-garde vraisemblablement montrée par Alexandra Exter.
(5) Groupe de Recherche en Art Visuel.
(6) Le mouvement sera défini par Richard Wollheim (1923-2003) cette année-là, au moment où le MoMA présentait The Responsive Eye, manifestation réunissant précisément Vasarely, François Morellet, l’Anglaise Bridget Riley, les Américains Louis, Noland et Stella et rétrécissant la frontière entre minimalisme et optique art ou art cinétique.
(7) Julio Le Parc, du 27 février au 13 mai 2013.
(8) Du 10 avril au 23 juillet 2013.
(9) Jean Claude Marcadé est l’auteur d’une thèse sur Malevitch dirigée par Valentine Marcadé, première chercheuse française en art russe après Louis Réau, au début du XXe, également auteur d’une thèse sur l’art pictural russe éditée en 1971.
(10) Installation conçue pour être vidéoprojetée en boucle sur un mur, ou montrée sur écran, dans le cadre d’une exposition en ligne ou hors ligne. Créée en 1996, au sein de la série Jalons 8/96, elle a été retravaillée en plusieurs versions jusqu’à 2000.
(11) Propos de Lélia Mordoch tenus à l’occasion de l’exposition de François Morellet 
I prefer ?, du 16 au 20 mars 2006, à la galerie Lélia Mordoch à Paris.

Contact

Kasimir Malevitch et l’Avant-garde russe, jusqu’au 3 février au Stedelijk Museum, Museumplein 10, Amsterdam – 1071 DJ, Pays-Bas.
Tél. : +31 (0)20 573 2911 http://www.stedelijk.nl/en/.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’exposition Kasimir Malevitch et l’Avant-garde russe, au Stedelijk Museum (Amsterdam) © Kasimir Malevitch, photo Ch. Waligòra – Pixel Noir © Antoine Schmitt, courtesy galerie Charlot – Quadrangle noir sur fond blanc © Kasimir Malevitch, photo Ch. Waligòra – Square – Dessin / Point aveugle © Jérémie Setton, photo Ch. Waligòra – Portails © Kleber Matheus – 16 carrés © François Morellet – Oi © Ricardo Càstro – Totem Amo Vai (Totem Love Goes) © Ricardo Càstro – Surface couleur, série 14-2E © Julio Le Parc, photo Adagp, Paris 2013

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