Poursuivant son exploration des pratiques artistiques interrogeant notre environnement en constante mutation, La Panacée, centre de culture contemporaine de Montpellier, propose actuellement Une lettre arrive toujours à destinationS. Cette exposition essentielle de la rentrée a été pensée par Sébastien Pluot et vient clore Vous avez un message, saison inaugurale du lieu débutée en juin 2013. Depuis près d’un an et demi maintenant, le public – plus de 100 000 personnes dès juin 2014 – a pu apprécier, voire expérimenter, une grande diversité d’œuvres comme autant de regards posés sur notre monde soumis à une communication foisonnante et souvent envahissante.
« La peur est l’arme la plus élégante. Vos mains ne sont jamais sales. La menace physique est vulgaire. Influencez plutôt les esprits et les croyances, jouez des craintes comme d’un piano. Soyez inventif dans l’approche. Suscitez une inquiétude insoutenable ou sapez délicatement la confiance du peuple. La panique précipite les hommes des falaises par troupeaux entiers ; la paralysie par la terreur est une alternative. La peur nourrit la peur. Déclenchez ce mécanisme. La manipulation ne se limite pas à la population. Les institutions sociales, économiques et démocratiques seront ébranlées. Preuve sera faite que rien n’est sûr, sacré ou sensé. L’horreur est incessante, les absolus imprévisibles, les résultats spectaculaires. » Ecrites en lettres capitales et en italique, ces phrases imprimées sur un carré vert viennent percuter votre esprit de plein fouet. Elles réactivent mille informations et faits stockés dans votre mémoire. En vrac, des épisodes historiques de foules pétrifiées, mais aussi les images insoutenables de l’actualité charriées en masse par la télévision et tant de scènes de violence ordinaire dans le monde du travail ou ailleurs. Toutes s’imposent entre la pièce de papier collée sur le mur et vous. Jenny Holzer a composé les textes de Inflammatory essays entre 1979 et 1982. Cette série de courts manifestes se compose de collages de citations extraites d’écrits appartenant, par exemple, à l’anarchiste russe Emma Goldman, à Mao Tsé-Tung ou encore à Lénine. Nouvelle preuve de la capacité de certaines œuvres à faire fi de leur époque pour s’immiscer sans difficulté dans le quotidien d’une autre. Même si cette persistance a à voir avec l’incurie des hommes, elle montre combien l’artiste les a percé à jour. L’exposition proposée actuellement par La Panacée, à Montpellier, offre de découvrir un ensemble de dispositifs indispensables à la compréhension de tout un pan de l’art d’aujourd’hui, sans pour autant ressembler à un musée. Les pièces y sont vivantes et sans cesse confrontées à de récentes créations. Pas moins de douze ont été réalisées pour l’occasion.
Une lettre arrive toujours à destinationS est le troisième volet de Vous avez un message, série de trois propositions ayant inauguré le centre d’art. « Cette organisation visait à donner une ampleur et une perspective aux réflexions et recherches engagées. Elle a permis au public de suivre un fil directeur qui s’est déployé comme un paysage et que le visiteur a découvert peu à peu dans toutes ses nuances », précise Franck Bauchard, le directeur artistique du lieu. C’est ainsi que les Montpelliérains ont pu, depuis juin 2013, apprécier une diversité de regards posés sur un monde à la communication envahissante. « Une thématique qui a interrogé notre environnement de transmission à distance, d’interconnexion généralisée, de circulation des flux d’information, ainsi que leurs effets sur les individus et la société. » Ce dernier épisode, programmé jusqu’au 16 novembre et dont le commissariat a été assuré par Sébastien Pluot, s’intéresse plus particulièrement aux messages. Qu’ils soient contenus dans une enveloppe, un appel téléphonique, un e-mail ou un sms. Qu’ils soient transmis directement de manière singulière ou s’adressent à la multitude. Qu’ils soient lisibles ou cryptés. Un exceptionnel choix d’œuvres livre un panorama inédit de cette question de la transmission, de ce pacte passé entre expéditeur et destinataire. Sommes-nous en mesure d’identifier l’authenticité de l’envoyeur ? Ce message nous est-il vraiment destiné ? Transformons-nous ce dernier à mesure que nous le découvrons ? Notre adresse IP est-elle plus fiable que celle de notre domicile ? Autant de préoccupations qui jalonnent l’exposition.Des pièces liées à des actions
L’enthousiasme qui grandit de salle en salle est dû non seulement à la pertinence des choix et au dialogue instaurés entre les œuvres, mais également à une interactivité engendrée à plusieurs niveaux. D’une part celle que les médiateurs entretiennent avec les visiteurs et, d’autre part, celle imposée par les œuvres. Pour Franck Bauchard : « Cette exposition témoigne de pratiques nées dans les années 1960 qui ont créé de nouveaux champs de relation entre les artistes et le public, comme entre les artistes eux-mêmes. On ne mesure pas toujours à quel point elles ont apporté à l’époque une bouffée d’air frais en rapprochant l’art de la vie. Un enjeu toujours d’actualité aujourd’hui pour nombre de créateurs qui renouvellent ces pratiques dans un contexte technologique très différent. ». De nombreuses pièces sont donc liées à une action. « Artistes et visiteurs peuvent recevoir ou envoyer des messages. L’exposition n’a pas été envisagée comme une enceinte sacralisée, mais en lien avec l’extérieur, comme faisant partie intégrante de la vie. Elle témoigne d’expéditions ou de dérives improbables sur terre, sur mer et dans les airs, suggère des distances incommensurables, des interlocuteurs absents, des destinataires futurs et fourmille de micro-histoires. ».
La salle, qui débute l’exposition, est impressionnante de blanc et de foisonnement. Il y a ici des œuvres, mais surtout de très nombreux témoignages de leurs modes de diffusion. Virgile Delmas est médiateur à La Panacée et spécialiste de Fluxus, mouvement à l’origine de tout un pan de la création contemporaine. « Ici, il est essentiellement question des artistes qui ont engendré une dématérialisation de l’œuvre d’art au cours des années 1960-1970. Ce faisant, ils s’opposent à l’art moderne, aux institutions culturelles, à un art vu comme élitiste et marchand car reposant sur l’objet. Leurs pratiques vont remettre en cause les fondamentaux du monde de l’art de leur époque et vont utiliser de nouveaux moyens de diffusion : le courrier, les facsimilés, des objets usuels, etc. » Dans des vitrines, boîtes, ouvrages, simples feuilles de papier, photographies… déroulent l’histoire de ces pionniers. On se remémore comment Fluxus a établi un réseau international grâce à des échanges postaux. Virgile Delmas raconte les débuts et le déploiement du mouvement. Son récit est ponctué d’anecdotes impliquant John Cage, George Maciunas, George Brecht, Allan Kaprow, Alison Knowles, mais aussi Yoko Ono, Nam June Paik, Ben Vautier ou encore Robert Filliou, qui affirme alors : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Depuis, l’encre n’en finit pas de couler. Certains documents envisagés comme simples courroies de transmission d’une œuvre-action sont désormais si rares et si importants pour l’histoire qu’ils sont quasiment érigés au statut d’œuvre. Exemple : cette boîte confectionnée par Maciunas et contenant les partitions de Brecht. Vendue à l’époque 10 dollars dans le Fluxshop, installé dans le quartier de SoHo à New York, elle n’a pas pu réaliser sa vocation d’« objet industriel ». Rare, elle a aujourd’hui acquis une vraie valeur marchande. Une facétie du temps en complète contradiction avec l’esprit et la volonté des membres du groupe Fluxus.Chacun peut choisir un poème
A signaler également dans cette salle, la présence de plusieurs œuvres réactivées. Parmi celles-ci : Spacial Poems de la Japonaise Mieko Shiomi. Installée à Osaka, celle-ci a accepté de renouveler les invitations faites initialement entre 1965 et 1975 à une communauté d’artistes éparpillée sur le globe. Elle leur proposait des actions dont elle rassemblait les témoignages sur une carte. Pour Une lettre arrive toujours à destinationS, une cinquantaine d’artistes ont été sollicité pour décrire ce qui leur faisait face le vendredi 18 juillet à 16 h. Chaque texte transmis par e-mail à La Panacée est aujourd’hui « épinglé » sur une mappemonde dessinée à même le mur. Des poèmes sont également proposés au public qui peut participer, sur un principe identique, à l’élaboration d’une carte virtuelle visible sur le site du centre d’art. Face à la proposition de Mieko Shiomi, un mur blanc affiche une vingtaine de gravures qui laissent chacune apparaître un rectangle, ton sur ton de blanc, en creux et une ligne de texte. Shhhh de Ben Kinmont passionne. L’artiste américain interroge par l’action le statut de l’art, la place de l’artiste dans la société et le dialogue possible avec le public. Pour Shhhh, il a demandé à plusieurs familles de se réunir et de discuter en privé. N’imposant ni le lieu, ni le jour, ni le sujet de la conversation. Une vidéo témoigne d’ailleurs d’échanges entre les « acteurs » et le créateur. Pour lui, la discussion à venir est l’œuvre. Une sculpture sociale qui se matérialisera ensuite grâce à quelques précisions données par les participants : la couleur de la typographie avec laquelle sera écrit leur nom de famille et la date de la réunion ainsi que des dimensions (largeur et hauteur) en rapport avec l’importance accordée à l’échange tant en termes de sujet que de durée. L’artiste, très critique à l’encontre de la culture des médias et, notamment, du pouvoir des images, préserve ici l’intimité des uns tout en libérant l’imagination des autres.
Avant de quitter cette salle, il est difficile de ne pas citer, même sommairement, certains noms : Robert Barry et Pièce secrète (1969), cette œuvre-idée qui n’existera plus le jour où le groupe qui l’a élaboré, ou un de ses membres, en parlera à un tiers – une vidéo témoigne du dispositif mais, rassurez-vous, aucune révélation n’est faite ! – ; Eleanor Antin et 100 boots (1971-1973), cette installation de cent bottes mises en scène et photographiée, alors que les soldats américains se battent encore au Vietnam, a été diffusée à l’aide de 51 cartes postales auprès d’artistes, de galeristes, d’institutionnels et de critiques – emblématique de l’art postal de cette époque, la série sera rapidement exposée au MoMa, sans concertation avec l’artiste et en contradiction complète avec l’esprit de sa création – ; Louise Lawler et No drones (2014), cette enveloppe, habillée à l’intérieur de la formule répétée « No drones » et réalisée spécialement pour La Panacée, vient s’inscrire dans le droit fil de la production de l’artiste depuis les années 1970 – le travail de celle-ci explore les transformations des champs de signification qui s’opèrent au cours de la trajectoire d’une œuvre d’art – ; Endre Tót et Zero Demo (1980), cette carte postale réimprimée par La Panacée montre des manifestants dont les slogans sont exclusivement écrits avec des zéros – ce genre d’images pouvait être envoyé de l’autre côté de la frontière sans pour autant être inquiété par la censure, faisant d’Endre Tót l’un des premiers artistes conceptuels d’Europe de l’Est – ; Alison Knowles et House of dust (1967 et 2004), ce poème élaboré à l’origine avec l’aide de James Tenney, compositeur aux Laboratoires Bell, est une série de quatrains obtenus par permutation de quatre listes de phrases définies par l’artiste – à La Panacée, il est débité en jet continu par un fax.Une proposition contre l’oubli
Plusieurs autres salles sont consacrées à Une lettre arrive toujours à destinations. Rien n’est à négliger. Tous les espaces sont habités. A noter le travail de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Les deux artistes libanais, plasticiens et cinéastes, présentent Wonder Beirut (2014). Cette série de 18 cartes postales interroge la capacité d’un document à rendre compte d’une réalité, en l’occurrence la guerre qui a sévi au Liban au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Elle utilise le travail d’un photographe qui avait d’une part immortalisé la « riviera du Moyen-Orient » avant le conflit et, ensuite, brûlé en partie les images pour y reporter symboliquement les blessures de son pays. Le visiteur de La Panacée découvre le tirage de leurs négatifs endommagés par les flammes. Une proposition contre l’oubli. Dans l’espace le plus imposant et le plus lumineux du centre d’art, trois œuvres attirent particulièrement l’attention. La pièce de Bettina Samson est centrale. Cinder Peak Phone Booth Replica (Bluejacking) évoque l’engouement de très nombreux internautes en 1990 pour une cabine téléphonique installée en plein désert de Mojave – zone minière du sud-ouest des Etats-Unis exploitée jusqu’à la fin des années 1950 – qu’ils s’amusaient à appeler dans l’espoir que quelqu’un leur réponde. Devenue un lieu de « pèlerinage sauvage » à l’intérieur d’une réserve naturelle, la cabine a fini par être démontée et la ligne coupée. A La Panacée, sa « doublure » inverse les rôles et envoie des messages en bluetooth sur les téléphones portables des visiteurs qui s’aventurent dans son périmètre.
Sur le plus grand des murs, une série d’étranges glaces : World Mirrors de Yann Sérandour. Cette série de reproductions de photographies imprimées sur aluminium a été imaginée à partir d’un catalogue de chez Sotheby’s. D’époques et de styles différents, ces miroirs sans reflet ne renvoient rien. Leur environnement a été effacé par des employés méthodiques de la maison de vente aux enchères. Conséquence : il ne subsiste plus aucun indice capable de nous informer sur leur provenance. Plus inquiétant, les pièces, placées à une hauteur suffisante pour que tout un chacun puisse s’y mirer, privent les visiteurs de leur image et de celle du monde qui les entoure. N’y aurait-il plus que des fantômes errant dans un décor d’illusion ? Sans origine et sans but. Non loin, deux écrans diffusent If it should turn out to be true de Silvia Kolbowski. « Dans ce projet vidéo, deux phrases de deux philosophes, Jacques Derrida et Hannah Arendt, sont transformées par des codes algorithmiques qui sont les modèles d’organisation du monde contemporain. Des mots qui reviennent nous hanter, des mots qui arrivent à leurs destinations », explique l’artiste. Des mots, plus forts que la machine à calculer.Un cycle lunaire complet
Quelques lignes encore pour évoquer le film étonnant de Sophie Bélair-Clément, qui utilise un document dans lequel est retranscrit un échange entre Marcel Broodthaers (1924-1976) et une psychologue visant à établir le profil de la personnalité de l’artiste belge. Une archive dont on a du mal à saisir l’origine – conversation enregistrée à l’insu de l’artiste ou au contraire jeu dirigé par lui ? – et dont l’utilisation pose une fois encore la question de la transmission et de la destination finale d’un témoignage, d’un message. Avant de quitter les lieux, une dernière pause devant l’une des baies vitrées donnant sur le patio du centre d’art : une correspondance y est affichée. Vingt-neuf enveloppes adressées à Mark Geffriaud, alors en résidence à La Panacée, sont exposées. A première vue, les missives sont strictement identiques : papier, couleur de l’enveloppe, encre, cachet… Mais à bien y regarder, un élément attire l’œil : le timbre. Du 12 juillet au 10 août, Dominique Blais a posté chaque jour trois courriers semblables à trois destinataires différents, le tout au « rythme » de la lune ! L’artiste nous convie de lettre en lettre à un cycle lunaire complet. Un art postal discret et poétique. Sur le chemin de la sortie, si vous manquez de heurter une poubelle verte et son sac noir, levez la tête et lisez : « Prenez ou déposez dans cette corbeille tous les éléments, détruits ou non, que vous désirez. La bande son est représentée par les textes ou éléments de texte qui, pris ou déposés, seront lus à haute voix par les spectateurs. » L’œuvre s’intitule Movies. Son sous-titre indique : « film destructif, polyautomatique et sup de sabatier » Elle date de 1969 et le prénom de son auteur est Roland. A vous de jouer !